
Rien ne tient à Saïgon, l’humidité ronge partout… Le bois pourrit inlassablement, heureusement qu’il y a des vendeurs de bois composite empli de colles chimiques pour réaliser les bords des piscines à débordement de la nouvelle classe riche et des expatriés. Chronique du Mékong.
Không cho hết trứng vào một giỏ (Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier)
Nous sommes en mai, la saison des pluies est de retour avec son lot d’inondations dans des villes devenues mal foutues où les rues se transforment en lacs en quelques minutes.
L’odeur fabuleuse de la pluie arrive plusieurs fois dans la journée.
En pays tropical, les réflexes des architectes diffèrent et, depuis longtemps, les constructions indochinoises résistantes sont édifiées avec logiques ; les soubassements de pierres sont couverts de larges débords de toitures pour se protéger des moussons.
Les temples du Sud-Est asiatique encore debout sont composés de multiples effeuillements, de porte-à-faux et d’encorbellement de bois.
De subtiles frises de toit en écailles de dragons soulignent les ciels changeants.
Les laques des colonnes rendent les structures invulnérables aux rongeurs.
Ces multiples couches de peaux poncées apportent un vernis hyper résistant, aux reflets de couleurs éclatantes de rouge à lèvres mordant.
Tout s’explique tout le temps, je passe ma vie d’architecte à l’apprendre tous les jours…
Alors s’il faut construire ici au Vietnam et c’est ma question : avec quelle matière ?
Sachant qu’il faut être frugal, décarboné et durable…
La récente exposition à succès du Forum du Bois Construction FBC Grand Palais l’a démontré avec brio, alors circulez il n’y a pas à discuter ; la manifestation aux bonnes pratiques de ce printemps 2025 à Paris fut un succès sans appel, c’est très bien ainsi.*
Inversement, les Vietnamiens pragmatiques ont compris que la frugalité n’était pas une priorité pour eux, pour l’instant du moins…
Leurs perceptions du patrimoine, différentes des nôtres, les poussent au collage jusqu’à épuisement des couches superposées de la matière et parfois jusqu’à l’effondrement total des édifices…
C’est épuisant et frustrant de voir partout la disparition de la matière !

La rapidité avec laquelle se superposent des couches de fausses pierres, de faux bois et de plastique à renfort de colles composites et périssables est inventive…
Concevoir avec des matériaux naturels qui se patinent plus qu’ils ne s’usent est inutile ici.
L’effet recherché, bien souvent, est de signifier votre richesse par une brillance clinquante et visible.
L’éclat de l’architecture opulente de bourrelets produit par l’atelier Zaha Hadid en Chine a le vent en poupe.
La majorité des étudiants vietnamiens en architecture qui passent en entretien d’embauche à l’atelier s’y réfère sans cesse…
Accumulation, scintillements et « effet waouh » confirment que l’effet importe plus que la matière…
Si l’on édifie un mur de béton brut ou de briques naturelles non enduites, seules les revues d’architecture européennes ingénues s’y intéresseront (c’est le cas de l’atelier de Vo Trong Nghia avec ses voûtes en bambous et de Tropical Space avec leur savant agencement de briques).
La retenue et le travail en soustraction ne sont pas trop le truc des architectes vietnamiens et des maîtres d’ouvrage du pays. Plus l’on colle et additionne ; plus l’on contribue à apporter de la poésie à l’instabilité ambiante.
Il ne faut pas sous-estimer la richesse de ces superpositions. Il faut mettre beaucoup d’eau dans son verre d’architecte pour apprécier les beautés de ces amoncellements de couches et de matières !
La poésie de l’accumulation est, ici, une certaine culture du regard.
Mais tromper sur la matière en Asie, comme l’Intelligence Artificielle le réalise tous les jours avec des images aussi étranges que saisissantes, n’est pas un fait nouveau : les faux barreaux de bois de fenêtres à Angkor Vat sont en pierre… le carrelage faux bois fait fureur depuis vingt ans, soit le luxe d’un parquet de chêne en céramique lavable : génial, clinquant et rafraîchissant. L’inox chinois importé des rambardes rouille dès sa pose, quantité de motifs en plastique aux imitations métal qui habillent les façades des boutiques se désagrègent aux premiers orages, ou se tordent sous l’effet du soleil.
L’architecture ne peut pas se définir en empilant incessamment des strates composites qui se protègent les unes sur les autres…
Pour comprendre notre rapport au sol et à la gravité, partout dans le monde l’architecture se façonne sur des socles minéraux horizontaux, des supports solidement ancrés et tenus hors de l’humidité ; il s’agit là de bon sens paysan, celui que l’on peine à réinventer.
Au-dessus de ce support opaque puissant et solide, là où souffle le vent, l’architecture légère éphémère traque et filtre le moindre courant d’air.
Cette strate supérieure au-dessus des socles est de nature renouvelable, elle fait le bonheur des nouveaux chasseurs de produits biosourcés que sont naturellement le bois, la paille, les feuilles savamment assemblées…
Les péristyles périphériques des maisons coloniales en bois ou en maçonnerie assemblent nuances de ventilations et de lumières au-dessus de plateformes puissantes, minérales et bien ancrées.
Nous pourrions donc constater sans risque de se tromper, et cela confirme l’histoire mondiale de l’architecture, que la logique tangible est :
– socle massif minéral au sol ;
– construction modulaire organique au ciel.
Les socles enchâssés de boues et de terres sont les plus belles ruines du monde.
Angkor Vat est une merveille de compositions géométriques sur la géographie du site.
Les plus belles ruines sont des plateformes sur le paysage, lieux intemporels.

Pour son opéra à Sydney, Jorn Utzon a humblement reconnu copier les architectures ancestrales d’Amérique du Sud ; plateformes élevées en balcon sur le paysage au-dessus de la forêt. Ce bâtiment iconique est une démonstration époustouflante de composition classique ; socle épais, puis composition de courbures effeuillées légères, plaques de céramiques blanches aux reflets irisés.
Mais il y a une question à ce raisonnement simpliste, c’est l’utilisation structurelle et décorative du métal apparu à l’ère industrielle. La voûte métallique superbe du Grand Palais à Paris fait la nique aux exposants de la construction bois du Forum bois et elle nous le rappelle à chaque événement ! Le pont Paul Doumer à Hanoï enjambe toujours le fleuve rouge, il rouille debout majestueusement, horizontal et superbe. À Chicago les vêtures métalliques de couleur graphite des tours de Mies Van Der Rohe ont encore de belles années à vibrer.
Le métal en pays tropical serait-il le matériau idéal et sans inertie ? Il répond en plus à une demande insistante de construction rapide et d’assemblages simples…
Comme les Vietnamiens sont pragmatiques, il vaut mieux penser léger et construction rapide en métal et préfabrication !
Mais il y a encore les habitudes et les volontés des architectes…
Les Anglo-Saxons, experts des tours miroirs, érigent vers le ciel des édifices reflets ; les Français chérissent plus souvent le béton et cela les ramène irrémédiablement à une architecture du sol, de plissements et de compositions. Une architecture épaisse d’ombres et de nuances, sensuelle et variée.
En pays tropical, pas besoin de construire avec des matériaux épais et lourds, l’inertie n’est pas recherchée (cela ne vaut pas uniquement que pour les matériaux…).
A contrario certaines maisons de montagnes au Nord Vietnam (Peuplades Hani) sont en terre crue, exactement comme les maisons des terres froides en Isère, stockant froid ou chaud selon les saisons.
L’épaisseur des murs est recherchée en montagnes ; cela amplifie le stockage d’énergie avec le gradient élevé de température diurne-nocturne.
À l’inverse, l’architecture des plaines et des villes vietnamiennes qui constitue la majorité des constructions sont le résultat d’une accumulation de signes en perte de sens.

Les architectes vietnamiens composent comme ils le peuvent selon clients et demandes.
Ils font des effets savants d’architecture avec virtuosité, sans compositions constructives, seul compte l’image et donc souvent sans matière…
Ils savent construire peu cher, la rigueur de l’économie les pousse à utiliser justement et habilement la matière, à l’épargner.
Construire léger consomme toujours moins, dans une ère où les matériaux se font rares.
Ici, l’influence de l’architecture japonaise pousse les architectes à se conforter dans la dématérialisation et la légèreté des bâtiments.
Le travail fin, illustré depuis longtemps par Toyo Ito, correspond à ce que Jean Prouvé dessinait aussi ; des maisons avec peu d’inerties et où prime la ventilation.
En pays tropical, on aère et on économise la matière !
Les Américains, consommateurs de tout, ne se posent pas trop de questions, ils appliquent inlassablement les mêmes recettes en construisant des tours réfrigérées ou des pavillons surmontés de toits aux revêtements plastiques, juxtaposés comme des dominos.
Ces pavillons répètent inlassablement un modèle international sans saveur, dépassé depuis longtemps.
Ces constructions servent des investissements vietnamiens et étrangers, les logements sont vides la plupart du temps et ils ne servent qu’à une économie de placements.
On se fout donc de savoir s’ils sont de style indochinois, ou Victorien et encore moins de savoir avec quelle matière ils sont construits, là n’est pas le sujet !
Alors matérialité de béton ou de métal ?
La nouvelle guerre des taxes va peut-être changer la donne…
L’acier chinois va-t-il à nouveau inonder le marché et transformer la manière de construire ?
Dans ces tropiques, à la saison des pluies, une guerre commerciale furtive se joue entre le béton, buvard humide empli de champignons, et le métal, oxydé rouillé…

Olivier Souquet
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