
« L’architecture est criarde. Trop criarde. Elle n’accueille pas, elle sermonne. Ses courbes et sa théâtralité rivalisent avec les objets mêmes qu’elle prétend mettre en valeur ». Un article signé Antoinette, Claudia, Anastasia et Emma.
Ce texte est issu d’un atelier d’écriture critique (critical writing workshop) qui s’est tenu à Paris au printemps 2025 à l’Institut d’architecture Confluence. Après avoir chacun individuellement visité avec les yeux de Chimène le Musée du Quai Branly ou le Centre Pompidou et rédigé chacun un premier rapport, les étudiants devaient, par groupe de trois ou quatre – de l’individuel au collectif – en proposer une lecture critique, autant que possible. L’atelier a produit six textes, trois consacrés au Quai Branly, trois autres au Centre Pompidou. Revue de détail de ces monuments bâtis par des Pritzkers par les étudiants d’architecture d’aujourd’hui.*
Si le Musée du Quai Branly prétend célébrer la diversité culturelle et favoriser le dialogue interculturel, son architecture et ses stratégies curatoriales racontent une autre histoire, celle du spectacle, de la simplification et de la différence esthétisée. Sous la végétation luxuriante et l’éclairage tamisé se cache un récit troublant : les cultures non occidentales s’apprécient mieux comme des atmosphères et non comme des histoires, des expériences sensorielles et non comme des égales intellectuelles. D’une certaine manière, ce n’est pas un musée de la compréhension, mais un musée de l’affect, soigneusement conçu pour que les visiteurs ressentent sans jamais avoir à trop réfléchir.
Il en résulte moins un lieu d’éducation qu’une fiction magnifiquement chorégraphiée, qui flatte son public tout en perpétuant les hiérarchies qu’elle prétend démanteler. Le bâtiment lui-même participe à cet exercice d’évasion exotique. Le projet de Jean Nouvel, une forme sinueuse, semblable à une jungle, drapée de verdure vivante, imite la nature « sauvage » de son sujet, un safari architectural à travers les fantasmes persistants de l’Occident.
La structure est nimbée d’un langage organique et mystérieux, cherchant à renforcer l’idée que les cultures non occidentales sont plus proches de la nature, de l’esprit, de l’authenticité primitive, oubliant commodément que nombre de ces cultures se sont urbanisées, numérisées et théorisées à un rythme qui sidérerait même le conservateur parisien le plus avant-gardiste.
De ce fait, le bâtiment n’accueille pas, il performe. Tous les éléments qui le caractérisent ne se contentent pas d’encadrer les objets qu’il contient. Ils nous présentent, nous, les visiteurs, comme des explorateurs. Un exemple flagrant en est les panneaux de verre à l’entrée du musée, imprimés de feuillages tropicaux, qui ressemblent davantage à du papier peint de salon d’aéroport qu’à des éléments architecturaux. Ils n’évoquent pas la forêt, au contraire, ils l’esthétisent.
L’architecture est criarde. Trop criarde. Elle n’accueille pas, elle sermonne. Ses courbes et sa théâtralité rivalisent avec les objets mêmes qu’elle prétend mettre en valeur. Il ne s’agit donc pas d’un contenant neutre, mais d’une déclaration forte, et cette déclaration est signée Jean Nouvel. À l’intérieur, les rampes serpentent et l’éclairage s’épaissit pour créer une ambiance. L’expérience est immersive, certes, mais immersive à la manière d’une maison hantée : non pas un espace de compréhension, mais une scène de suspense.
Chaque aspect des espaces donne l’impression que le visiteur est uniquement amené à ressentir et à exclure toute forme de réflexion intellectuelle. Les murs eux-mêmes semblent se courber pour créer des « ambiances » plutôt que pour nous guider clairement. Sans parler du crépuscule perpétuel, qui oblige chaque visiteur à plisser les yeux pour sauver sa vie, un paradoxe choquant face aux vitrines qui brillent comme des autels dans une boîte de nuit. S’agit-il d’objets ou d’éléments décoratifs ?
La stratégie curatoriale du musée, privilégiant l’émotion et la spiritualité plutôt que l’interprétation et l’histoire, favorise une narration qui suspend ces cultures dans un passé intemporel et « exotique ». Par conséquent, le musée renforce les récits néocoloniaux, où les cultures autochtones sont présentées non pas comme des sociétés en évolution et autoréflexives mais comme des vestiges statiques. En occultant les réalités contemporaines des communautés représentées, le Quai Branly manque à sa mission affichée de célébrer l’universalité des cultures humaines, offrant au contraire une représentation visuellement séduisante, mais éthiquement biaisée, voire erronée, du monde non occidental.
De plus, le musée ressemble moins à un espace de dialogue interculturel qu’à un cabinet de curiosités bien équipé, repensé pour le consommateur mondialisé. On a l’impression d’entrer non pas dans un lieu d’apprentissage, mais dans un lieu de tourisme affectif, où l’ambiance spirituelle prime sur l’information concrète, et où la « différence » n’est pas tant explorée que mise en scène, soigneusement éclairée et hermétiquement scellée derrière des vitrines en verre comme des papillons épinglés pour l’admiration.
Se promener à travers le musée, c’est parcourir une agglomération de figures de style globalisées : l’Afrique se fond sans effort dans l’Océanie, qui se dissout disgracieusement dans l’Asie du Sud-Est dans une cascade de décors ethnographiques. Les frontières curatoriales relèvent moins d’une question de précision géopolitique que du maintien de l’idée maîtresse du musée : toutes les cultures non occidentales appartiennent à un même genre esthétique, et rien n’a vraiment d’importance tant qu’on est entouré des tons naturels et de la douce musique que l’on découvre en allant au spa.
Ici, on ne lit ni n’interroge ; on consomme. Les panneaux d’interprétation, lorsqu’ils daignent exister, sont à peine lisibles dans la pénombre ambiante. À Dieu ne plaise au visiteur de saisir la signification et la profondeur de ce qu’il regarde, cela pourrait rompre le charme !
Le triomphe du musée ne réside pas dans sa célébration de la diversité, mais dans sa capacité à rendre la différence acceptable. Il ne met pas ses visiteurs au défi, il les flatte. Il leur assure qu’ils peuvent apprécier l’Autre sans jamais avoir à le comprendre, que l’empathie est facultative et que la responsabilité peut être déléguée à l’architecture. Ici, la consommation se fait passer pour une conscience, et la complexité culturelle est réduite à une planche d’ambiance graphique (moodboard).
Visiter le Musée du Quai Branly, c’est se souvenir que le postcolonialisme, comme toute autre chose, peut être commissarié. Avec des effets de lumière suffisants, une identité graphique forte et la juste dose d’ambiguïté idéologique, même l’héritage le plus controversé peut être rendu instagrammable. En ce sens, le musée est un chef-d’œuvre, non pas d’ethnographie ou d’éducation, mais de branding.
C’est un lieu où l’altérité culturelle se consume comme de l’encens : agréable, exotique et légèrement mystérieuse, sans laisser de trace. On repart avec l’impression non pas d’avoir appris quelque chose de nouveau, mais d’avoir ressenti quelque chose de vaguement profond, une émotion organisée par des designers, chorégraphiée par des éclairagistes et sanctifiée par le silence.
Antoinette, Claudia, Anastasia et Emma
Paris, 14 mai 2025
Antoinette Bizouard (2nd cycle ; 1ème semestre)
Claudia Cabrera (2nd cycle ; 2ème semestre)
Anastasia Kublashvili (1er cycle ; 6ème semestre)
Emma Miglietta (2nd cycle ; 2ème semestre)
* Les six textes
– Quai Branly – Si l’objectif était de dérouter les visiteurs, c’est réussi
– Beaubourg – Une cacophonie chromatique digne d’un schéma de plomberie soviétique
– Quai Branly – Un musée bâti sur le silence et l’amnésie coloniale
– Beaubourg – La façade du Centre Pompidou est un raté architectural
– Quai Branly – Safari des Sens où consommer l’Autre
– Beaubourg – Quand l’architecture devient un plan de maintenance