
« L’architecture qui osait autrefois se rebeller contre la tradition a désormais besoin d’assistance respiratoire pour se maintenir debout ». Un article signé Pierre, Arina et Josua.
Ce texte est issu d’un atelier d’écriture critique (critical writing workshop) qui s’est tenu à Paris au printemps 2025 à l’Institut d’architecture Confluence. Après avoir chacun individuellement visité avec les yeux de Chimène le Musée du Quai Branly ou le Centre Pompidou et rédigé chacun un premier rapport, les étudiants devaient, par groupe de trois ou quatre – de l’individuel au collectif – en proposer une lecture critique, autant que possible. L’atelier a produit six textes, trois consacrés au Quai Branly, trois autres au Centre Pompidou. Revue de détail de ces monuments bâtis par des Pritzkers par les étudiants d’architecture d’aujourd’hui.*
À Paris, le Centre Pompidou se prépare à une nouvelle rénovation pluriannuelle – la troisième grande rénovation depuis son inauguration en 1977. Le public ne laisse pas de s’étonner : était-ce le prix d’une conception « visionnaire » ? Initialement imaginé comme un monument d’ouverture, de transparence et d’accès démocratique à la culture, le Centre Pompidou apparaît aujourd’hui comme un paradoxe sous échafaudage : inaccessible, élitiste, exigeant un entretien intensif et vieillissant mal. Sous ses 15 000 tonnes d’acier apparent et délabré se cache une inquiétude plus profonde : un bâtiment peut-il survive à son ambition idéologique ?
Commençons par Renzo Piano lui-même, tel qu’il le raconte dans une interview publiée dans le livre « Centre Pompidou » : « Mon niveau de français à l’époque était celui d’un écolier qui faisait toujours le pitre à l’école. Quelqu’un m’a demandé si j’étais Monsieur Piano et, sur l’affirmative, m’a annoncé que nous étions lauréats. J’ai compris autre chose et répondu qu’il était évident que nous étions diplômés en architecture, sinon il était évident que nous ne pouvions pas exercer ce métier. La pauvre petite femme a donc dû me répéter pendant plusieurs minutes que nous étions lauréats, jusqu’à ce que je comprenne enfin que cela signifiait que nous avions gagné le concours ».
Renzo Piano n’en était pas seulement à ses balbutiements linguistiques, mais l’agence qu’il venait de créer avec Richard Rogers était tout aussi embryonnaire. C’est peut-être leur inexpérimenté courage qui leur a permis de l’emporter face aux 680 autres concurrents. Le rêve sincère de « remettre le musée à l’envers » a pris forme, contre toute attente et peut-être même contre tout meilleur jugement. Après presque 50 ans, nous regardons en arrière et nous nous demandons : certains rêves doivent-ils rester à l’état de projet ?
Le Centre Pompidou est, par essence, un schéma transformé en bâtiment. Une machine à produire de la culture où la forme suit la fonction, et la fonction reste exposée. Mais l’architecture, il faut se le rappeler, n’est pas un schéma. La clarté sur le papier ne signifie pas la clarté dans l’espace. Les célèbres tubes d’escaliers mécaniques extérieurs, autrefois symboles d’accès, sont aujourd’hui régulièrement défaillants, créant des goulots d’étranglement, obscurcissant la lisibilité et nécessitant des réparations perpétuelles. Le plan d’étage ouvert, autrefois loué pour sa flexibilité, est devenu un vide confus, souvent critiqué par les conservateurs pour son manque d’intimité spatiale.
La transparence était le mot d’ordre. La réalité, ce sont des terrasses privatisées, des toits inaccessibles et des systèmes énergétiques qui peinent à respecter les normes environnementales actuelles. Pour un bâtiment conçu pour incarner l’ouverture, l’accès s’est progressivement érodé. Même les vues autrefois gratuites sur Paris depuis les toits sont devenues un bien monétisé. La transparence, semble-t-il, est bien plus facile à promettre qu’à mettre en pratique.
Georges Pompidou lui-même a déclaré : « Ma profonde conviction est que l’art doit descendre dans la rue ». En guise de quoi nous avons un bâtiment exigeant une maîtrise de la sémiotique architecturale – ses codes ne sont lisibles que par les architectes, les critiques ou les consommateurs culturels aguerris. Le visiteur moyen, quant à lui, éprouve souvent désorientation, frustration et fatigue. Le radical est devenu exclusif. Le populiste est devenu performatif. Par un cruel retournement de situation, le bâtiment qui visait à abolir l’élitisme est devenu un temple de l’aristocratie culturelle.
N’oublions pas les aspects économiques de la vision. Le Centre Pompidou a été inauguré pour un coût de 993 millions de francs en 1977 (environ 680 millions d’euros aujourd’hui). Il n’a jamais été conçu pour être abordable, mais il a étonnamment systématiquement continué d’être inabordable :
– Rénovations majeures de 1997 à 2000 : environ 90 millions d’euros
– Rénovation à venir (2025-2030) : 262 millions d’euros
– Durée de fermeture prévue : minimum 5 ans
Compter 15 000 tonnes d’acier, 50 000 m³ de béton armé, 11 000 m² de verre, 300 000 m³ de terrassement. Le bâtiment n’était pas destiné à durer et c’est, ironiquement, son héritage. L’acier rouille, les conduits fuient, les escaliers mécaniques se bloquent. Aujourd’hui, les professionnels du bâtiment doivent être davantage conscients de leur responsabilité environnementale. Mais le temps passé est-il vraiment une excuse ?
Le « Club de Rome » a été fondé en 1968 et a publié le livre « Les Limites de la croissance » en 1972. Dès 1974 James Bond évoquait la récupération d’énergie solaire dans « L’Homme au pistolet d’or ». L’idée que le temps et la conscience environnementale faisaient défaut à l’époque est une fiction commode. Le Centre Pompidou n’était pas prématuré ; il était obstinément indifférent à son propre avenir.
Alors, qu’est-ce qui survit ? L’intention ou l’infrastructure ? Le Centre Pompidou est toujours considéré comme un chef-d’œuvre. Mais il est aussi l’emblème d’une génération qui a privilégié l’image radicale à son vécu. Comme l’a observé le critique Aaron Betsky : « Nous n’avons pas besoin de bâtiments performants. Nous avons besoin de bâtiments qui signifient quelque chose ».
À Pompidou, la performance est fragile et le sens est sous échafaudage. L’architecture qui osait autrefois se rebeller contre la tradition a désormais besoin d’assistance respiratoire pour se maintenir debout.
L’architecture peut être poétique. Elle peut être politique. Elle peut même être absurde. Mais peut-être ne devrait-elle pas être une énigme de 166 mètres de long que des ingénieurs doivent résoudre tous les quarts de siècle. Le véritable coup de maître, en fin de compte, ne résidait pas dans le bâtiment lui-même, mais dans le rythme remarquablement constant du calendrier de sa rénovation.
Pierre, Arina, Josua
Paris, 13 mai 2025
Pierre Bouveret (2nd cycle ; 1ème semestre)
Arina Kovalenko (1er cycle ; 2ème semestre)
Josua Hefti (2nd cycle ; 2ème semestre)
* Les six textes
– Quai Branly – Si l’objectif était de dérouter les visiteurs, c’est réussi
– Beaubourg – Une cacophonie chromatique digne d’un schéma de plomberie soviétique
– Quai Branly – Un musée bâti sur le silence et l’amnésie coloniale
– Beaubourg – La façade du Centre Pompidou est un raté architectural
– Quai Branly – Safari des Sens où consommer l’Autre
– Beaubourg – Quand l’architecture devient un plan de maintenance