
À Abidjan (Côte d’Ivoire), la lagune est devenue l’exutoire de ce que la ville ne sait pas gérer, à commencer par ses propres détritus. Plus qu’un symptôme, elle est la mémoire visible de nos négligences quotidiennes. Chronique d’Abidjan.
C’est en prenant de la hauteur qu’on la découvre vraiment. Depuis le dernier étage d’un immeuble du Plateau ou d’une tour neuve à Cocody, la lagune Ébrié s’étale à perte de vue. Elle serpente, s’élargit, se rétrécit, contourne les quartiers, s’infiltre dans la ville comme un organisme vivant. À cette distance, on ne se doute pas que dans le quotidien des Abidjanais, la lagune est souvent dissimulée, négligée, voire subie.
La lagune d’Ebrié est considérée comme la plus grande superficie d’eau saumâtre d’Afrique de l’Ouest. Immense plan d’eau de 120 000 hectares, la lagune s’étend sur des dizaines de kilomètres, d’Abidjan à Grand-Bassam à l’est, au parc d’Azagny à l’ouest. Ebrié est le nom de l’ethnie qui peuple ses berges.
Malgré son omniprésence, elle est rarement regardée. Cloisonnée entre remblais, voies rapides, constructions anarchiques, zones portuaires et friches industrielles, elle apparaît davantage comme un fond de décor que comme un espace structurant. On la longe, on la contourne, on l’ignore. On s’y promène peu. Peu de quais aménagés, peu de parcs, peu d’accès publics. La ville, qui s’est pourtant construite autour d’elle, lui tourne aujourd’hui le dos, et ce, depuis des années.

Pourtant, la lagune Ébrié est fondatrice. C’est elle qui a dicté l’implantation initiale du Plateau colonial, qui a conditionné la croissance d’Abidjan en étoile, qui a justifié la construction de ses ponts successifs. C’est elle qui a donné à Abidjan son premier surnom : « la perle de la lagune ». Longue de plus de cent kilomètres, elle n’est pas un simple plan d’eau mais un système complexe, ramifié, connecté à la mer et aux lagunes voisines. Elle est à la fois milieu naturel, infrastructure invisible, lieu de vie, de travail et parfois de survie.
Elle divise. Par sa topographie, bien sûr — elle sépare les quartiers comme autant d’îles — mais aussi par les inégalités qu’elle matérialise. Sur une rive, les villas de Cocody qui profitent de vues dégagées et d’un air plus frais. Sur l’autre, les quartiers denses de Marcory ou de Treichville, où les berges sont souvent colonisées par des habitations précaires.


À ces fractures s’en ajoute une autre, plus insidieuse encore : la pollution. Chaque jour, des tonnes de déchets plastiques, sacs, bouteilles, emballages, se déversent dans la lagune. Charriés par les caniveaux à ciel ouvert, les marchés, les rues sans ramassage, ils s’accumulent dans les anses, se mêlent aux algues, étouffent la faune, stagnent sous les pilotis. La lagune est devenue l’exutoire de ce que la ville ne sait pas gérer, à commencer par ses propres détritus. Plus qu’un symptôme, elle est la mémoire visible de nos négligences quotidiennes.
Face à cette réalité, des initiatives locales émergent, à l’image de l’île flottante construite à partir de bouteilles plastiques récupérées, qui tente de redonner du sens et de l’usage à ces déchets en les transformant en support de vie et de sensibilisation.

Pourtant, la lagune n’est pas qu’une frontière. Elle est aussi un monde vivant. Chaque matin, des pinasses la traversent, chargées de marchandises et de passagers. Des enfants y pêchent, des familles s’y lavent, des embarcadères de fortune y surgissent au fil des besoins. Elle est, à sa manière, un espace public non reconnu, mais essentiel — un lieu de flux, de survie, d’ingéniosité. Un espace d’urbanité informelle que la ville formelle peine encore à intégrer.

Comment réconcilier Abidjan avec sa lagune ? Comment penser cette étendue d’eau non plus comme un vide ou un obstacle mais comme une richesse paysagère, écologique, sociale ? Certains projets, encore marginaux, tentent de la réhabiliter : promenades lagunaires, replantation de mangroves, stations fluviales rénovées. Mais la vision reste fragmentaire, sans stratégie globale. Rien encore qui fasse de la lagune un axe structurant de la ville.
La réponse est sans doute politique, et culturelle. Penser la lagune comme un bien commun, c’est accepter de repenser la ville dans son ensemble. De sortir d’une logique de zonage hérité du colonialisme, de reconnecter les quartiers entre eux, de relier l’urbain au vivant. Cela suppose une gouvernance concertée, une vision partagée, des aménagements sobres, accessibles, réversibles.
Certains signes vont dans ce sens. Le projet de réhabilitation écologique du rivage de Cocody, initié par le district, amorce une dynamique. Des initiatives citoyennes s’organisent pour nettoyer les berges, sensibiliser aux déchets plastiques, replanter des mangroves. Mais cela reste fragmentaire. La lagune ne sera un trait d’union que si elle est pensée comme telle, à l’échelle métropolitaine, et non comme un simple miroir pour quartiers aisés.

Abidjan a grandi autour de l’eau. Elle l’a longtemps considérée comme un obstacle, une contrainte, un arrière-plan. Et si elle apprenait à la regarder autrement ? À la voir pour ce qu’elle est : un bien précieux, un révélateur de ses déséquilibres autant qu’une promesse de réconciliation urbaine. Une ville lagunaire, résolument tournée vers ses eaux, serait peut-être une ville plus juste, plus respirable, plus cohérente.
Encore faudrait-il lever les yeux. Prendre un peu de hauteur. Voir, enfin, la lagune dans toute son étendue — et tout son potentiel.
Thierry Gedeon
Conteur d’architecture
Retrouver toutes les Chroniques d’Abidjan