
Je me souviens de la lumière de la canopée des arbres de Saïgon. Je me souviens à Hué du tombeau de Minh Mang et de l’atmosphère calme du pavillon au bord de l’eau. Chronique du Mékong.
Attablé en terrasse dans une rue de Saïgon, le souffle d’une vapeur fumante d’un bol de soupe de champignons me transpose subitement dans une ambiance alpine ; celle d’un chalet savoyard dont l’étable exhale une odeur entêtante de lait caillé. Le chalet savoyard était pourtant bien loin de l’étroite impasse où je me trouvais et la moiteur atmosphérique épaisse de la ville de Saïgon n’avait rien d’une ambiance alpine…
Notre incroyable cerveau emmagasine et sélectionne une succession d’espaces qu’il imprime en souvenirs ou en rêves puis les relâche aléatoirement à n’importe quel moment ou lieux.
Ces visions fugitives incontrôlables naissent d’un enchevêtrement d’ambiances spatiales incongrues qui nous habitent.
L’architecte arpenteur lâché dans une ville n’est pas un promeneur quelconque ; il cherche, traque la géographie, scanne les strates, compare la juxtaposition des échelles.
Il perçoit traces, histoires, limites, ruines, l’affleurement de larges pierres de sol anciennes.
Il aime se perdre…
Par temps nuageux, visiter un quartier d’habitation de Saïgon ou de Hanoï est vivre l’expérience du labyrinthe et de la désorientation de son sens de l’espace.
Les Hems* sont des rues étroites et de petites tailles où seuls peuvent cheminer les piétons et les motos.
Cette configuration de rue est unique, magnifique.
L’échelle de l’espace public, humaine et variée, offre d’infinies configurations volumétriques, un plaisir pour les sens d’un architecte ; c’est un peu comme cheminer à travers les fractales d’une sculpture ou d’un dessin de Chillida.**
Je me suis perdu de nuit dans les Hems vietnamiens et je me souviens avoir ressenti un sentiment inquiétant se multipliant en d’infinies ramifications où vous perdez vos repères, une angoisse analogue à un cauchemar où le sol se dérobe.
Notre mémoire vive superpose les angles biscornus des rues, les boutiques qui se succèdent et se ressemblent. Les rues ondulent et vous font tourner en rond, l’aléatoire des directions vous fait perdre l’orientation des points cardinaux que la ville tramée conforte.
La trame perpendiculaire structurante du sol disparaît et on perçoit alors la logique d’une géographie sinueuse et souple, la mémoire d’un ancien cours d’eau oscillant avec hésitation sur un territoire extra-plat…
Le resserrement des Hems est tel qu’il vous empêche de visualiser tout repère rassurant.
Un autre jour de perdition en moto-bike, je me suis localisé en entrevoyant au ciel la canopée flottante d’arbres centenaires qui dominait tout. Ces arbres suivent l’alignement exact et rectiligne des rues majeures et dépassent de beaucoup le velum des habitations. Ces repères végétaux sont distinctifs à Saïgon, ils sont une mémoire vibrante de la ville (certains pensent encore les abattre pour agrandir les rues et ils disparaissent peu à peu !).
Les architectes travaillent avec les références et les souvenirs de ce qu’ils ont vécu, de ce qu’ils ont aimé. Ils décryptent l’émergence des villes et de leurs murs, leurs enceintes avec lesquels ils se constituent un imaginaire, un vocable d’espaces et de formes qui s’agrègent dans leur mémoire.
Leur analyse de la genèse des citadelles et leur géomancie ou de la construction des villes le long de rivières se cumulent dans leurs cerveaux pour réapparaître un jour.
Nous produisons à répétition ce que nous ressentons et ce que nous comprenons.
Les croquis, les photos et les voyages forment des lieux imaginaires rêvés.
Un jour, sans savoir pourquoi, ni comment, les connexions de votre cerveau opèrent et vous produisez le dessin d’un espace ou d’une forme en un quart de seconde.
Ce quart de seconde résume des années d’incubations, de regards et de réflexions, il est inexplicable, fugace et insaisissable…
Il est la pensée sensible des créateurs intuitifs, peintres, danseurs, musiciens, scénaristes, chercheurs, de ceux qui n’oublient jamais.
Ce quart de seconde résume avec magie un tout, il synthétise avec simplicité la complexité des données qui nous entourent, c’est comme si notre cerveau avait gentiment fait le tri pour nous…
Le projet vient de l’accumulation de désirs, de rêves, de frustrations et de jouissances.
Vous construisez lentement une série d’histoires qui donne sens à l’assemblage d’un tout que forment avec harmonie la commande, le client, les matériaux, les fonctions et la poésie.
Cela vient immédiatement, inopinément avec une fulgurance incontrôlable.
Cette pensée rapide accumule souvenirs, envies et frustrations, elle émerge d’un coup, masquée et sans prévenir.
C’est magique, inexplicable, et c’est un exercice qu’il ne faut ni brider, ni contrôler.
Étudiant, j’ai dessiné dans le noir, comme une thérapie nocturne libérant nos pulsions, j’espère que cela existe encore dans les écoles d’architecture.
Nous portons nos souvenirs partout où nous allons.
Alors comme dit aussi Jean Nouvel, « je me souviens ».
– Je me souviens de la lumière de la canopée des arbres de Saïgon.
– Je me souviens à Hué du tombeau de Minh Mang et de l’atmosphère calme du pavillon au bord de l’eau.
– Je me souviens de l’horizon vaporeux sur le petit lac de Hoan Kiem à Hanoï.
– Je me souviens du ciel sur un pont au-dessus du Mékong.
– Je me souviens du ciel gris qui fonce au graphite, juste avant l’odeur de la pluie.
– Je me souviens m’être volontairement perdu dans des Hems.
– Je me souviens d’un arbre majestueux ancré au cœur de Saïgon.
– Je me souviens des ciels vietnamiens vus d’avion.
– Je me souviens de petits matins et d’une rivière Saïgon brillante comme une plaque de laiton.
– Je me souviens de l’épaisseur singulière et fine des chemins de béton au cœur du paradis vert des vergers du Mékong.
Dans ces souvenirs, la lumière domine et environne tout !
Nos rêves sont souvent en noir et blanc.
Sans doute cela repose notre cerveau, et cela l’aide à se concentrer sur l’essentiel.
La couleur vairon domine mes rêves, avec des fragments de couleurs tertiaires qui s’accrochent matinalement.
Je me souviens partiellement de jaunes et d’oranges sélectifs comme les photos surannées des campagnes d’Albert Khan en Indochine.

Finalement, que retenons-nous vraiment des lieux visités, des milliers d’espaces traversés ?
Comment notre mémoire collecte, sélectionne, s’imprime, chevauche pour donner sens…
Il y a dans le film « Dune »*** un passage qui marque les architectes ; c’est à la fois le sentiment d’immanence et la lumière sereine qui règne dans un calme angoissant au sein de la Maison royale de l’Empire.
Les scènes sont tournées dans le cimetière de Carlo Scarpa en Italie…
Nous retenons de la lumière sa simple diffraction sur de fins redents verticaux de béton.
Olivier Souquet
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* Au Vietnam, un hem est une ruelle étroite qui part d’une rue principale et forme un réseau dense de logements et d’espaces de vie. Ces ruelles, souvent bordées de « maisons tubes » à plusieurs étages, sont le cœur de la vie locale et des espaces publics car il y a peu d’espaces ouverts dans les villes.
** Eduardo Chillida Juantegui (1924-2002) est un sculpteur et graveur basque espagnol.
*** Dune, deuxième partie est un film de science-fiction réalisé par Denis Villeneuve et sorti en 2024. Il s’agit de l’adaptation du roman Dune de Frank Herbert et de la suite de la première partie du même réalisateur, sorti en 2021.