
Le passage de la Fonderie, dans le quartier de la Folie-Méricourt à Paris (XIe), garde encore en creux le souvenir de ses manufactures et de ses petits ateliers industriels que, miraculeusement, la gentrification n’a pas réussi à gâter. Eugène Atget* aurait adoré ses pavés incertains, ses glycines, sa modestie et son silence. Ce n’est pas une rue mais plutôt un interstice, une fente dans la ville et une belle preuve que le patrimoine peut vivre une autre vie sans défiguration.
C’est là que, depuis une trentaine d’années, Anne-Françoise Jumeau a installé son agence d’architecture. Si l’on croit à la porosité d’un lieu et de ses habitants, incontestablement ce lieu-là lui ressemble…
Qui est-elle vraiment ? Le curieux mélange d’une silencieuse volubile, d’une prolixe modeste, d’une discrète extravertie. Tout cela, en fait. Ombre et lumière. Rires et pleurs, peut-être aussi… Une certitude : il lui fallait de la place pour les éléments de façades rapportés des chantiers, morceaux de couleurs et de vie, et, surtout, pour les dizaines de maquettes qu’elle fabrique le plus souvent elle-même et qui encombrent son atelier. « Je ne sais pas mentir » dit-elle. Savoir montrer les choses, c’est important, tout autant que de « savoir jauger le bon degré de révélation »…
Elle est en 1995 cofondatrice de Périphériques, un collectif d’architecture et d’urbanisme expérimental créé par les agences Marin-Trottin, Jakob-MacFarlane, et Jumeau-Paillard.** Elle en garde la nostalgie de l’émulation et de la communauté. Il ne s’agissait pas d’une structure hiérarchisée mais, avec l’énergie d’un laboratoire, d’un terrain d’innovation permettant un retour critique sur la ville… et la médiatisation de l’architecture. Nécessité de se réinventer après le temps des grands projets, ouvrir le champ des possibles… c’était un collectif ouvert, « contre l’autorité du geste solitaire » : HAPPY ARCHITECTURE IN A REAL WORLD.
« On avait chacun nos maisons, on juxtaposait nos expériences, nos structures étaient émergentes, il fallait que chacun puisse s’exprimer », dit-elle. Vingt ans de complicité, de livres édités, d’expositions, d’explosions de couleurs, de partages, dont le café-musiques de Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne) – L’Empreinte – livré en 1999 reste le manifeste emblématique : « L’architecture est au centre de notre intérêt mais ce qui nous occupe tient dans ce qui est périphérique à l’architecture, ce qui est à la fois ouvert sur le dedans et sur le dehors, en équilibre, constamment sur la frontière. Nous y développons pour la première fois notre volonté de repenser les principes de production des bâtiments ».
Trois projets en mode « cadavres exquis », à chaque agence le sien, tiré au sort, chacun sa fonction – le hall et le foyer par Marin+Trottin, le restaurant par Jumeau+Paillard et la salle de diffusion par Jakob+MacFarlane. Réalisés en aveugle. Salut les copains… Un temps révolu. Le temps de la joie aussi.
Du courage et de la résilience, Anne-Françoise Jumeau n’en manque pas. Son architecture est sensible sans lyrisme : le logement sera son terrain de prédilection, une trentaine de bâtiments en trente ans. Du logement social beaucoup, communauté plus que projet autonome. Peu de moyens, pas de récit héroïque ni d’architecture d’auteur. Le maximum avec le minimum. Pas de dogme. Juste la vie – « chaque ouvrage est pensé comme une micro-urbanité ».
À Rennes (Ille-et-Vilaine), le bâtiment Topaze livré en septembre 2024, est lazuré en doré « tombé », quatre corps de bâtiments sur un socle commun, les parkings sur un seul niveau, ce qui a permis un patio-jardin de landes et de végétaux de sable. Les bâtiments sont coupés en deux éléments pour laisser émerger le soleil de l’ouest, donner les vues aux 71 logements – appartements et petites maisons. Répondre à la question, à l’attente. Produire du confort, de l’appropriation, pas de l’ostentatoire.
Dans un registre plus intime, la Glass Kitchen est un ovni domestique conçu avec Louis Paillard dans les années 2000 pour un appartement de l’avenue Bosquet à Paris (VIIe), un meuble en verre géant et traversant… Trois pièces dans une structure importante et suspendue capable de porter un grand nombre d’ustensiles lourds à dissimuler et aussi de belles choses qui peuvent être visibles sans les exposer, « quelque chose d’aérien et quelque chose de caché, qui inscrive la contemporanéité dans un immeuble haussmannien ». Tout elle…
« J’ai vécu longtemps l’idée de groupe mais je n’ai jamais été aux avant-postes », dit-elle. Elle est chagrine parce que le métier a changé et les clients aussi. « Les clients ne savent pas de quoi ils parlent, ils ne veulent plus du dialogue avec l’architecte, ils n’ont aucune idée de ce qu’ils vont construire, la seule demande est ZERO RISQUE ». La confiance s’est dégradée, il n’y a plus de joie, le client est surveillé, terrifié, l’espace de créativité n’existe plus. Le client ne s’engage plus dans l’histoire, ne veut surtout plus de bâtiments prototypes, que du connu, du standard. Il faut remplir des tableaux Excel. On ne s’embarque plus dans la différence. C’est la fin de la liberté.
Elle songe à développer sa galerie, au rez-de-chaussée, à continuer différemment en montrant des choses créatives. Inaugurer une branche Architecture. « Je me suis rendu compte que je montrais des artistes proches de mes préoccupations qui me permettaient d’exprimer ce que je n’arrivais plus à dire dans mon architecture, comme des histoires de matières, de dégradation de matières, de territoire et de paysage. Je veux pouvoir montrer de l’architecture créative ».
Sur le sable justement, elle retrouve ce bonheur d’une force constructive attirée par l’attraction terrestre. Le sable mouillé et coagulé fabrique patiemment, pincée après pincée, une petite montagne. « La granulométrie était fantastique, la montagne montait bien, il fallait aller vite et le sable œuvrait avec cette énergie ».
Le résultat est gaudien… En double négatif, un cratère est sitôt creusé, puis empli de coquillages nacrés. L’œuvre est retravaillée alentour, comme cernée par des ondes aléatoires. « J’ai toujours besoin d’avoir le pendant de quelque chose », dit-elle.
Exprimer la hauteur de l’émergence texturée et la profondeur du creux revêtu de brillances, telles des sources de points de vue et de créations multiples.
La vue aérienne sera la surprise. La surprise de l’orchidée… Elle dit qu’elle n’avait pas signifié une fleur, plutôt une poly-matière, une histoire de creux qui se fait entourer et le scintillement des nacres… Mais que si c’est une orchidée avec ses formes, ses reliefs et ses inversions, c’est fantastique…
Elle dit encore que la ville lui plaît et qu’il lui plaît de l’envisager lorsqu’elle conserve une part de son côté chaotique et turbulent.
Mais lorsque la marée s’en est emparée, elle s’est trouvée déconvenue, abandonnée face à la violence de la disparition. « La disparition est un évènement auquel je n’avais jamais fait face ».
So long, Orchidée Anne-Françoise…
« Le principe d’aventure me permet de faire exister la Photographie », disait Roland Barthes.*** « Inversement, sans aventure, pas de photo »…
Anne-Françoise Jumeau a été installée le 22 octobre 2025 à l’Académie d’Architecture.
Tina Bloch
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* Eugène Atget 1857-1927. Photographe français connu pour ses photographies documentaires sur le Paris de la fin du XIXe et du début du XXe.
** Jakob + MacFarlane quittent le groupe assez vite, puis Louis Paillard en 2002
*** In « La chambre claire » Roland Barthes, critique littéraire et sémiologue français. (1915-1980). Gallimard, collection Cahiers du Cinéma (1980).



