Le Monde a révélé le 25 novembre 2025 qu’un audit privé sur la sécurité, réalisé en 2018 par le joaillier Van Cleef & Arpels, avait été remis à l’ancienne direction du Louvre. Laurence des Cars, la directrice du musée, a prétendu n’en avoir pas eu connaissance avant le cambriolage du 19 octobre.
Or ce rapport contenait « deux pages et trois schémas » qui décrivaient en détail la faiblesse du balcon sud de la galerie : fenêtre donnant sur le quai François-Mitterrand, accès possible par monte-charge, angles morts de vidéosurveillance. L’audit mentionnait que ce balcon – et l’absence de couverture vidéo suffisante – était l’un des « plus grands points de vulnérabilité » du musée. « Incroyable, mais vrai » aurait pu dire Jacques Martin!
Mais après le vol des bijoux de la Couronne en octobre 2025, le document réapparaît via Le Monde, par un phénomène que les historiens appellent, avec prudence et malice, la sérendipité. Car la direction actuelle du Louvre déclare n’en avoir eu connaissance qu’après le cambriolage : à croire que l’audit n’aurait donc pas été transmis lors du changement de direction !
De fait, ni les enquêteurs ni les magistrats instructeurs n’avaient ce rapport dans le dossier, ce qui a, selon la presse, ravivé les soupçons d’une fuite possible, ou d’une forme de dissimulation, voire de complicité.
Un mode d’emploi pour monte-en-l’air
Puisque ce document précisait les vulnérabilités exactes – balcon, monte-charge, angles morts – la plupart des médias évoquent désormais un scénario digne d’un roman de Maurice Leblanc à la façon d’Arsène Lupin, avec sa révélation sept ans plus tard, comme s’il avait été « mis sous le tapis » ! Et ce d’autant que le mode opératoire du cambriolage correspond mot pour mot aux schémas décrits par l’audit. L’institution – censée être la plus sécurisée au monde – est rattrapée par le “casse du siècle”, avec des commentaires sur l’inertie et la négligence, possiblement complice.
Outre le fait qu’elle révèle une bien étrange similitude entre les conclusions de l’audit et le vol, l’enquête du Monde précise que cette pièce n’avait toujours pas été communiquée au parquet de Paris ni aux deux juges d’instruction spécialisés qui pilotent l’enquête. Le Louvre explique au journal n’avoir « découvert » le rapport qu’après le vol, lors d’une analyse des documents sur la galerie d’Apollon, puis l’avoir transmis à l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC), c’est-à-dire à l’administration, non au juge.
De telle sorte qu’au moment où Le Monde publie ses révélations, l’audit n’est même pas encore entré officiellement dans le dossier d’instruction. Il est certes possible qu’il soit depuis en cours de transmission ou de réquisition (le parquet ou les juges peuvent le réclamer dès lors qu’il est révélé), mais aucune source publique ne confirme à ce jour son versement officiel au dossier. Laurence des Cars s’est gardée d’évoquer cette pièce majeure lors de ses deux auditions devant les Commissions des affaires culturelles du Sénat et de l’Assemblée !
Dissimulation, obstruction
Or, il existe en droit français des notions et incriminations qui, dans des circonstances proches (non-transmission d’un document essentiel, dissimulation, obstruction à l’instruction, etc.), peuvent dépasser la simple “négligence” et relever d’un délit pénal.
L’Article 434-4 du Code pénal – suppression, dissimulation ou altération de preuves – punit le fait de « détruire, soustraire, receler ou altérer un document public ou privé… de nature à faciliter la découverte d’un crime ou d’un délit ». Si une personne ayant connaissance d’une infraction (ou d’un risque d’infraction) retient un document utile à l’enquête – qu’il s’agisse d’un rapport d’audit, d’un plan, d’un schéma de vulnérabilité – sans le verser au dossier judiciaire, cela pourrait, en théorie, tomber sous le coup de l’article 434-4, dès lors qu’il y a intention de « faire obstacle à la manifestation de la vérité ».
Dans le cas d’un établissement public ou d’une personne investie d’une mission de service public (comme la direction d’un musée), la dissimulation volontaire de documents essentiels peut constituer une faute pénale, voire un délit. L’infraction peut viser la personne physique (dirigeant, responsable) ou, dans certains cas, la personne morale (l’établissement).
Les zones d’ombre
Ni Le Monde, ni d’autres médias n’indiquent la date exacte (jour/mois) de la “redécouverte” du rapport. On sait seulement qu’elle s’est produite après le 19 octobre 2025 et avant la publication de l’article du 25 novembre.
On ignore par qui exactement l’audit a été retrouvé : un membre de la direction, un service d’archives, un agent interne, un expert externe… ce n’est pas précisé. Il n’y a aucune trace publique (procès-verbal, communiqué officiel, acte judiciaire) confirmant que le rapport a été versé dans le dossier judiciaire, ce qui laisse planer un doute sur son “entrée officielle” dans l’enquête. Le récit connu dépend pour l’instant des révélations de la presse. On ne sait pas non plus si une « alerte interne » avait déjà été émise avant 2025 sur ce document. Le rapport semblait être « rangé » parmi d’autres archives, sans suivi visible. Van Cleef & Arpels, cependant, a confirmé l’authenticité de l’audit, se refusant à toute autre précision.
L‘ombre d’un délit
Voilà qui explique peut-être le peu d’empressement de la direction du Louvre a transmettre ce fameux audit à la justice, et encourage évidemment des hypothèses multiples.
Oubli administratif et mauvais archivage – Le rapport a été rangé dans les archives de l’institution en 2018–2021 (ou lors de la transition entre directions), mais sans qu’aucune alerte permanente ne soit établie. À l’arrivée de la nouvelle direction, personne n’a vérifié ces archives complètes : le document est resté « dormant ». Ce type de « dormance » documentaire n’est pas rare dans des institutions très grandes et anciennes.
Volonté de dissimulation interne – Le rapport a été volontairement mis à l’écart (par exemple jugé « trop embarrassant » ou « risqué » pour la réputation), ce qui expliquerait qu’il n’ait pas été transmis à la justice ou repris lors de la passation de pouvoir. Cette hypothèse, évoquée dans la presse, bute cependant sur l’absence de preuve publique d’une telle intention.
Redécouverte accidentelle lors d’un inventaire post-cambriolage – Après le vol, la direction a lancé, dit-elle, un recensement de tous les documents relatifs à la galerie d’Apollon (travaux, modifications, rapports, audits…). Lors de cet examen, le rapport est retrouvé « par hasard ». Cette hypothèse est celle retenue par Le Monde.
Fuite externe ou « fuite interne involontaire » déclenchée par la presse – Le rapport existait depuis 2018 mais n’a jamais été transmis aux enquêteurs. Suite au braquage, un(e) salarié·e ou ex-salarié·e (ou un expert, ou une entreprise sous-traitante) aurait communiqué le document à des journalistes, ce qui explique pourquoi il « réapparaît » par voie médiatique et non judiciaire. On ne peut à ce stade écarter a priori que l’éventuel commanditaire du cambriolage ait pu bénéficier d’un aussi précieux mode d’emploi.
Transmission sur demande tardive à l’administration (IGAC), pas à la justice – Comme le musée l’affirme, l’audit aurait été remis à l’IGAC après le vol, mais pas encore versé au dossier judiciaire. Dans ce cas, le document « existe officiellement » mais reste en dehors de l’instruction pénale formelle, ce qui pourrait expliquer l’absence de trace judiciaire publique.
En conclusion (provisoire) la non-remise de l’audit aux juges pourrait constituer un délit d’« entrave à la justice » ou de « dissimulation de preuves », punissable au titre du Code pénal. En revanche, si l’omission relève simplement d’un manque d’organisation, d’un oubli, d’une négligence, il s’agirait alors d’un problème disciplinaire ou civil (faute, maladresse de gestion).
Au Louvre, une tradition de graves dysfonctionnements
Le nom de Jean-Luc Martinez, ancien président-directeur du Louvre de 2013 à 2021, apparaît dans l’actualité puisqu’il avait commandé en 2018 l’audit qui a pointé les graves vulnérabilités du Louvre dans la zone où le vol a été commis. A-t-il transmis ce document à la nouvelle direction en 2021 ? Rappelons qu’il a été mis en examen le 25 mai 2022 pour « blanchiment et complicité d’escroquerie en bande organisée » dans une affaire de trafic d’antiquités (notamment une stèle de Toutânkhamon, passée par le marché et exposée au Louvre Abu Dhabi). C’est un cas sans précédent judiciaire ! Bien que présumé innocent, sa mise en examen a été confirmée par la Cour de Cassation en novembre 2023 en l’attente d’un procès. Le Monde a tenté, sans succès, de le joindre avant de révéler l’audit de Van Cleef & Arpels qu’il avait commandé sept ans plus tôt.
Autre dysfonctionnement dont Chroniques d’architecture a détaillé le contenu : le rapport de la Cour des Comptes, rédigé avant le vol du 19 octobre, qui établit une critique systémique de la gouvernance du musée notamment en matière de sécurité.
Les vols de 1998
En 1998, le Louvre connaît plusieurs vols : En mai 1998, le tableau de Corot Le Chemin de Sèvres est volé en plein jour : la toile est découpée, le cadre reste en place. L’affaire traumatisera le personnel, qui parle de défaillances graves de sécurité ; on évoque au total sept vols en moins de quatre ans et un audit externe est lancé.
Autres vols emblématiques au XXe siècle
Toujours sont mis en cause la direction du musée et la sécurité : un vol de la « couronne de Charles X » (épée ou élément de regalia) en 1976, constitue un précédent dans la littérature sur la sécurité du Louvre. Le vol de la Mona Lisa en 1911 – restituée par l’Italie en 1914 – reste toutefois le traumatisme fondateur en matière de sécurité muséale, souvent rappelé après chaque incident majeur.
Ces épisodes nourrissent l’idée que le Louvre souffre périodiquement de retards de mise à niveau sécuritaire, suivis de sursauts après chaque scandale.
En d’autres termes : l’affaire Martinez, la sévérité de la Cour des comptes et les vols à répétition ressemblent moins à une série d’accidents isolés qu’à la cristallisation d’un long héritage de tensions entre prestige, expansion, attractivité… au regard du financement très prosaïque de la sécurité, de la maintenance et des effectifs.
Jean-Claude Ribaut
