
Que de ravages sur cette île ne comptant plus que deux églises intégralement debout, quoique très altérées, quand l’on en dénombrait encore une vingtaine au XVIIIe siècle pour environ 15 000 habitants. Visite.
« Durant le règne dudit Roi Phelippe estoit Morice évesque de Paris la poursuite duquel fut édifiée l’église Nostre Dame de Paris de moult sumptueulx ouvraige ainsi qu’on voit à l’œil. »
Gilles Corrozet (1510-1568), La Fleur des antiquitez, singularitez et excellences de la noble et triumphante ville et cité de Paris, p. XXIV, 1533.
En l’an 1190, Gui de Bazoches, célèbre chroniqueur de la 3ème croisade, voyait l’île de la Cité comme « la tête, le cœur et la moelle de Paris », encore n’osa-t-il écrire qu’elle en fut le berceau, sûrement pour ne pas en avoir été tout à fait certain. En ce temps-là, l’évêque Maurice de Sully continuait la métamorphose de la partie orientale de l’île qu’il avait entreprise une trentaine d’années plus tôt, dès son élection à la tête du diocèse ; la construction de l’actuelle cathédrale Notre-Dame allait bon train tandis que le palais épiscopal avec le nouvel Hôtel-Dieu étaient déjà achevés le long du petit bras de la Seine.
Du côté occidental de l’île, le roi Philippe II, s’apprêtant à partir pour la croisade en compagnie de Richard Cœur de Lion, ordonnait les travaux d’agrandissement de son palais bâti à l’emplacement de celui où séjournèrent au IVe siècle les empereurs romains Justinien et Valentinien Ier.
Entre ces deux pôles spirituel et temporel, se dressait une ville, la plus serrée et la plus dense qui fût, où l’on dénombrait encore au XVIIIe siècle une vingtaine d’églises pour environ 15 000 habitants. Depuis le Moyen Âge, l’île de la Cité n’avait somme toute que peu changé, si ce n’est que la disparition de l’enceinte avait élargi son territoire le long des deux bras de la Seine et que la réunion de quelques îlots à sa pointe occidentale avait permis au début du XVIIe siècle la création de la triangulaire place dauphine axée sur le pont Neuf, un ouvrage colossal de 238 m de long célébré en son temps pour avoir été le premier à ne pas porter de maisons.
Jusque-là, et pendant des siècles, les Parisiens avaient donc eu l’habitude de passer d’une rive à l’autre de la Seine sans se rendre compte qu’ils la traversaient, les quatre principaux ponts de la Cité étant des rues comme les autres où se faisaient face de nombreux commerces qui empêchaient aux passants de voir le paysage. Mais les crues, les incendies et quelques effondrements vinrent à bout de la patience des autorités qui finirent par interdire à partir du début du XVIIIe siècle la reconstruction d’habitations au-dessus du fleuve. C’est ainsi que le Petit Pont rebâti en 1719 ne retrouva jamais ses maisons mitoyennes disparues l’année précédente dans un incendie causé par la dérive de barques pleines de foin accidentellement enflammé.
Enfin, pour prévenir de semblables catastrophes, la décision fut prise sous le règne de Louis XVI de raser toutes les maisons suspendues sur la Seine, sentence exécutée de 1786 à 1788, mais seulement en 1807 pour le pont Saint-Michel, les troubles révolutionnaires ayant contribué à reculer l’échéance.

Il est aisé d’imaginer la nostalgie des habitants de ces demeures sur l’eau sommés d’aller vivre sur terre, mais aussi celle de bon nombre de Parisiens auxquels il était brusquement ôté de pittoresques tableaux. Sur l’île, les évènements de 1789 allaient se charger de rayer de la carte bon nombre d’édifices religieux, pour la plupart fort modestes. Trois églises avaient déjà été détruites au milieu du XVIIIe siècle à la faveur d’une réforme des paroisses : Saint-Jean-le-Rond, qui jouxtait la tour nord de Notre-Dame, l’église Saint-Christophe, qui s’élevait en face de l’autre côté du parvis, et l’église Sainte-Geneviève-des-Ardents dont le flanc sud longeait la rue Neuve-Notre-Dame axée sur le portail central de la cathédrale.
Quelques maisons avoisinantes qui appartenaient à l’Hôtel-Dieu ayant été aussi rasées, l’espace dégagé avait permis à l’architecte Germain Boffrand (1667-1754) d’élever le nouvel hôpital des Enfants-Trouvés dont la chapelle serait aujourd’hui, à n’en pas douter, l’une des plus belles et des plus curieuses attractions de la capitale si elle était née sous de meilleurs auspices. Voilà qui doit nous faire reconnaître ici une chose : le siècle des Lumières fut, certes, néfaste pour le patrimoine médiéval, mais du moins l’avait-il parfois remplacé par des chefs-d’œuvre. La chapelle des Enfants-Trouvés en était un en effet, célébré dès son achèvement en 1750.

À l’exception des six grandes fenêtres qui l’éclairaient, ce n’était là qu’un vaste trompe-l’œil qui plongeait le visiteur dans l’étable de Bethléem. Les peintres vénitiens Gaetano Brunetti et son fils Paolo Antonio avaient simulé au plafond une voûte à caissons en ruine envahie par la végétation et soutenue par de dérisoires étais de bois. À la veille de son départ pour Rome comme directeur de l’Académie de France, Charles-Joseph Natoire (1700-1777) s’était chargé des peintures latérales où il n’avait pas manqué de représenter à l’étage les orphelins de l’hôpital accourus en compagnie des sœurs de la Charité pour admirer la procession des bergers et des rois mages venus adorer le Divin Enfant placé dans son berceau de fortune au-dessus de l’autel.

Malheureusement, les peintures exécutées sur un plâtre trop humide s’effacèrent très vite, et sous l’Empire elles n’étaient déjà plus qu’un souvenir. Alors que s’élevait le nouvel Hôtel-Dieu au nord du parvis Notre-Dame, la chapelle des Enfants-Trouvés fut rasée avec l’ensemble de l’hôpital en mai 1874, agrandissant un espace irrégulier devant la cathédrale.
Des édifices religieux disparus de la Cité, après avoir été nationalisés en 1789 puis vendus à des particuliers, il ne reste aujourd’hui que peu d’éléments. Le portail gothique de l’église Saint-Pierre-aux-Bœufs a été remonté par Lassus en 1839 comme portail principal de l’église Saint-Séverin, et la sobre façade de l’église conventuelle des Barnabites, élevée par Cartaud en 1705, est devenue en 1863, après quelques modifications dues à Baltard, celle de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux dans le Marais. Il suffit de jeter un œil sur les plans anciens, et notamment sur celui dit de Turgot, exécuté de 1734 à 1736 en perspective cavalière axonométrique par l’architecte et cartographe Louis Bretez, pour se rendre compte à quel point les lieux de culte étaient proches les uns des autres, étroitement imbriqués dans le tissu urbain qui ne laissait que les façades dégagées, sans espace suffisant toutefois devant elles pour qu’il fût possible de les embrasser d’un seul regard.

Lorsqu’il fut rasé dans les années 1860 pour laisser place à la préfecture de police, le couvent des Barnabites était comme neuf comparé à la chapelle Saint-Aignan construite vers 1116 le long de l’ancien rempart gallo-romain, au nord de l’enclos canonial. Ce vestige de la somptueuse demeure du très ambitieux Étienne de Garlande, archidiacre de Notre-Dame et chancelier des rois Philippe Ier et Louis VI, fut vendu en 1791 comme bien national, fâcheusement partagé entre deux propriétaires. Voilà pourquoi il ne reste debout aujourd’hui qu’une moitié correspondant à une partie de la nef de ce petit édifice roman à la sculpture raffinée qui mesurait à l’origine une dizaine de mètres sur cinq environ, et qui, après avoir servi d’écurie au XIXe siècle, puis de dépôt de meubles pour un antiquaire au siècle suivant, est redevenu un lieu de culte à usage privé.
En 1847, A. P. M. Gilbert décrit le chœur de la chapelle dont il ne subsiste presque rien : « La verrière a disparu, mais la baie est encore défendue par un treillis de fer […] À droite et à gauche du vitrage se voyaient les statues, grandes comme nature, de la sainte Vierge et de saint Aignan, rehaussées de couleur et de l’or dont l’art du Moyen Âge les avaient ornées. Celle de la Vierge décore aujourd’hui le pilier central du portail représentant les dernières circonstances de la vie de la Mère du Sauveur, sous la tour septentrionale de la métropole ».

Autrement dit, Gilbert nous apprend que la célèbre statue de Notre-Dame de Paris datant du début du XIVe siècle, que Viollet-le-Duc a placée contre le pilier à droite de l’entrée du chœur et qui a échappé par miracle, il faut croire, à l’effondrement de la croisée le soir de l’incendie du 15 avril 2019, n’a pas été exécutée pour le plus grand édifice religieux de la capitale mais bien pour le plus petit. Et cette Vierge à l’Enfant — aujourd’hui immaculée pour avoir été soigneusement décapée, et qui de fait a un si étrange visage —, a séjourné à l’air libre de 1818 à 1855 sur le trumeau du portail situé au pied de la tour nord en remplacement de la Vierge originale du XIIIe siècle fracassée à la Révolution avec toutes les autres grandes statues.
Que d’histoires tourmentées ! Que de ravages sur cette île ne comptant plus que deux églises intégralement debout, quoique très altérées, la Sainte-Chapelle du Palais et la cathédrale Notre-Dame qui est confrontée depuis cent-cinquante ans à un désolant désert d’asphalte. Mise à nu, la plus célèbre des façades va révéler d’étranges anomalies « ainsi qu’on voit à l’œil ».

Philippe Machicote
Retrouver toutes les Chroniques de Philippe Machicote