Voici 110 ans, «L’ornementation est un crime» d’Adolf Loos niait toute dimension artistique à la conception de l’habitat et, au-delà, à l’architecture toute entière. Un pavé tellement énorme que même les modernes préférèrent ne rien entendre. La philosophie de Loos fut réduite à une simple question de déco. A l’occasion de l’exposition que lui consacre la Cité du design de Saint-Etienne, il est grand temps de rappeler le message loosien dans toute sa radicalité.
L’architecture n’est pas de l’art ! Voilà un peu plus d’un siècle, Adolf Loos lançait un pavé dans la mare de la modernité naissante. Tandis qu’un style nouveau réduisait l’ornementation à sa plus simple expression, Loos, lui, prônait une «non-architecture», sans ambition esthétique ni prétention sociale. Un jeu de cubes réduits à la plus simple apparence. Un parti pris plus radical que celui des villas d’Otto Wagner, plus avant-gardiste que le sanatorium de Josef Hoffmann et plus cohérent que les premiers gratte-ciel de Louis Sullivan qui, rappelons-le, fut un des tous premiers à appeler de ses vœux une cure d’ornementation «pendant quelques années», de manière, précisait-il en 1892 dans Ornement et architecture, «à concentrer notre pensée sur la construction de bâtiments agréables par leur nudité» mais qui ne se résigna jamais à la totale abstinence qu’il appelait de ses vœux.
Adolf Loos : bien plus qu’une charge contre l’ornementation
Loos est fou. Pas un peu. Beaucoup. Marié trois fois, à moitié sourd, atteint d’un cancer, compromis dans une affaire de mœurs qui lui valut une condamnation (confirmée en 2008), Loos présentait des signes évidents de démence quelques années avant sa mort et n’était de toute évidence pas un modèle d’équilibre. Il suffit pour s’en convaincre de voir son projet très ‘dada’ de colonne géante pour le siège du Chicago Tribune en 1922.
Il faut aussi savoir passer sur le parallèle entre les adeptes de l’ornementation et la barbarie supposée des Papous. Dans un article de Télérama*, Xavier de Jarcy s’y attarde longuement pour (tenter de) jeter le discrédit sur le livre de Loos et par la même occasion sur Le Corbusier qui, douze ans après sa parution, le publia dans sa revue L’Esprit nouveau.
La démonstration du journaliste de Télérama qui tend à faire des deux hommes des racistes – voire des précurseurs du nazisme – est à ce point laborieuse et ridicule qu’elle n’honore pas un journaliste qui peine à dissimuler son conservatisme et ses a priori. Je m’égare.
Loos a survécu à tant de critiques virulentes que celle-ci, aussi sirupeuse soit-elle, ne devrait même pas l’égratigner. Le plus embêtant de ce genre d’article – mais le titre du livre de Loos n’y est pas non plus étranger – est finalement de conforter l’idée que l’architecte viennois aurait été simplement contre l’ornementation. C’est vrai mais cette question n’épuise pas le message de Loos. Elle ne fait que l’introduire.
Certes, son livre n’est pas contre le style pompier et bourgeois. Ni même contre l’Art nouveau qui s’épanouit à Vienne sous le regard intéressé de l’empereur et de l’aristocratie. Il est contre tous les styles. Quels qu’ils soient. D’où qu’ils viennent et quel que soit le passé auquel ils se réfèrent. A la différence des objets de consommation courante qui «savent si bien capter le style de l’époque que nous n’envisageons même pas qu’ils puissent avoir un style», l’architecture doit selon lui viser l’intemporel et le consensuel. Contre l’ornement qui ancre l’habitat dans une époque et dans un lieu, affiche l’individualité de l’architecte et celui de son client, Loos fait l’éloge du fonctionnel, de la sobriété et de l’intemporel comme le fera Le Corbusier quelques années plus tard.
Ce qui est beau est commode, ce qui est commode n’est pas de l’art
Quand Otto Wagner juge que «tout ce qui n’est pas pratique n’est pas beau», Loos va plus loin : c’est parce que la beauté va de pair avec la commodité que la beauté et l’art n’ont pas grand-chose à voir. Pour lui l’ornement n’est pas une dérive de l’art vers le décoratif : c’est de l’art. Or, «la maison doit plaire à tous, à la différence de l’œuvre d’art qui n’a besoin de plaire à personne».
Le passage mérite d’être cité dans son intégralité tant il est important et pourtant méconnu : «la maison doit plaire à tous, à la différence de l’œuvre d’art qui n’a besoin de plaire à personne. L’œuvre d’art est affaire privée de l’artiste. Ce n’est pas le cas pour la maison. L’œuvre d’art est mise au monde sans que le besoin s’en fasse sentir. La maison, elle, répond à un besoin. L’œuvre d’art n’est responsable devant personne, la maison devant tous. L’œuvre d’art veut arracher les hommes à leur confort, la maison doit servir le confort. L’œuvre d’art est révolutionnaire, la maison conservatrice. L’œuvre d’art indique à l’humanité de nouvelles voies et pense à l’avenir. La maison pense au présent. L’être humain aime tout ce qui sert son confort. Il hait tout ce qui veut l’arracher à sa position acquise et assurée, tout ce qui le gêne. C’est pourquoi il aime la maison et hait l’art. Ainsi, la maison n’aurait rien à voir avec l’art et l’architecture ne serait pas à ranger parmi les arts ? C’est cela même. Seule une toute petite partie de l’architecture relève de l’art : le tombeau et le monument. Tout le reste, tout ce qui est au service d’une fin, est à écarter du domaine de l’art».
Même Le Corbusier ne sera pas aussi radical. Quand l’Autrichien rejette toute dimension artistique, le Français se contente de voir dans l’ornement une dégradation de la dimension artistique de l’architecture. En quelques lignes, à la fois brouillonnes et géniales – comme le sont souvent ses écrits –, il plaide pour une relation étroite entre l’esthétique et la pureté des formes élémentaires : «La beauté ? C’est un impondérable ne pouvant agir que par la présence formelle des bases primordiales : satisfaction rationnelle de l’esprit (utilité, économie); ensuite, cubes, sphères, cylindres, cônes, etc. (sensoriel) Puis, l’impondérable, les rapports qui créent l’impondérable : c’est le génie (…) cette capacité de faire mesurer l’ordre, l’unité, d’organiser selon les lois claires».
Assumer l’absence d’art. Un parti pris trop osé ?
Du génie, donc. Quand même. De la sobriété soit, de la fonctionnalité avant tout, bien sûr. Mais de l’art quand même. Avec Le Corbusier, la modernité a fait son choix. Il fut décidé à ce moment-là que l’architecture vernaculaire ne serait pas simplement «un art de l’espace», un pure «engrenage des espaces». Même l’habitat serait plus qu’une construction. Ultime réflexe bourgeois qui n’envisage pas que l’imagination soit absente de l’utilitaire ? Ou impossibilité d’imaginer une construction qui n’ait pas, d’une façon ou d’une autre, une dimension poétique ?
Je ne peux m’empêcher de penser que si tant d’immeubles d’aujourd’hui sont pathétiques, si désespérants, c’est parce qu’ils sont mus par une irrépressible envie d’insuffler une «touche artistique», fut-elle dérisoire. Les choix sont dépourvus de toute fonctionnalité. A chaque fois, le message est clair – «ceci confère à cela une valeur architecturale» – mais force est de constater combien l’intention est pitoyable et le résultat médiocre.
Regardons attentivement les maisons Stoessl et Horner, Scheu et Rufer. A eux seuls, ces exemples montrent que des ouvertures standards, un jeu de volume ramené à la stricte nécessité et, comme Loos le préconisait, une surface intéressante suffisent amplement. Des constructions ramenées à l’essentiel. Des maisons «sans sourcil», sans chichi, sans art et donc sans mauvais goût.
Franck Gintrand
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*L’article de Télérama