L’écrivain américain Gore Vidal a dit un jour que la mort est une grande étape dans une carrière. Prenez Zaha Hadid, par exemple, avec des bâtiments fantastiques érigés partout dans le monde huit ans après sa mort. Mais les architectes conçoivent-ils quoi que ce soit au paradis ? Personne ne revient jamais pour en parler. Cela n’empêche pas Chroniques d’Outre-Manche de s’y intéresser.
Alors voilà, tu meurs. Game over. « Fin » comme on le disait dans les vieux films français. Ce n’est pour autant pas ce que croit une grande partie de l’humanité qui pense que la mort est le début d’un voyage, vers le paradis ou l’enfer. Les récits religieux ne parviennent tout simplement pas à répondre aux questions évidentes soulevées par le Ciel et l’Enfer. Ces lieux ne seront-ils pas déjà bondés ? Selon le ‘Population Reference Bureau’, 109 milliards d’humains avaient vécu et sont morts en 2022, et sur les 8 milliards vivants aujourd’hui, 60 millions supplémentaires sont propulsés chaque année dans l’au-delà pour les rejoindre. Cela ressemble à la mère des crises du logement. Et, puisque vous êtes là pour l’éternité, comment éviter l’ennui ? À moins que la mémoire ne soit suspendue pour que tout semble toujours nouveau, les choses devant changer constamment. Voilà pour reposer en paix ! Par ailleurs, qu’en est-il du Jour du Jugement ? Il y a le paradis et l’enfer mais l’au-delà offre encore un autre espace, qui n’est ni le paradis ni l’enfer, à ceux qui attendent leur jugement. Votre numéro apparaît-il dans cette salle d’attente, comme pour un repas commandé dans un comptoir de restauration rapide très fréquenté ?
À moins que l’au-delà n’advienne dans un environnement naturel (nuages, forêt, etc.) ou dans une simulation (sujet que nous éviterons), il doit bien disposer d’un environnement bâti consciemment conçu. Cela signifie l’architecture. Si l’on considère les bases de la fonction, de la forme ou même de la capacité, nous devons compter sur les artistes, les écrivains et les cinéastes pour offrir des hypothèses. Jetons un coup d’œil à quelques-uns d’entre eux. Commençons par la première zone d’expérience après la mort, le passage de sortie du monde des vivants.
Une expérience courante de mort imminente consiste à flotter dans un tunnel vers la lumière. Telle celle du hiéronyme Bosch, dans Visions de l’au-delà (1515). On dirait un ouvrage réalisé par un tunnelier (TBM – tunnel boring machine). Avec l’afflux de morts presque simultanées, il doit y avoir de nombreux tunnels de ce type convergeant vers la lumière. Laquelle, de l’extérieur ressemble à une lampe avec un abat-jour poilu composé de tubes de transition sortant dans de nombreuses directions. Sauf si nous pouvons partager des tunnels, nous aurions alors besoin d’un tunnelier beaucoup plus gros.
Il est aussi possible de grimper au paradis. Dans le livre de la Genèse, Jacob a vu en rêve une échelle qui mène au paradis. La dernière grande cathédrale gothique d’Angleterre, l’abbaye de Bath (reconstruite à partir de 1500), possède des échelles en pierre de chaque côté de son entrée, comme de grandes bandes verticales à persiennes sur lesquelles grimpent des statues d’anges. Elles ne mesurent qu’environ 20 m de haut mais c’est un début. L’artiste chinois Cai Guo-Qiang est venu à Bath en 1994 avec une échelle de 500 m mais le vent était trop fort pour la montgolfière qui devait la soulever du sol. En 2015, l’idée a réussi à Quanzhou, dans la province du Fujian, et des feux d’artifice ont illuminé son « Sky Ladder » au crépuscule à 04h45.
Ensuite, comme Led Zeppelin le rappelait dans sa chanson de 1971, il y a l’escalier vers le ciel (Stairway to Heaven). Dans sa version du Rêve de Jacob (vers 1800), l’artiste britannique William Blake, grand mystique, avait déjà remplacé l’échelle par un escalier sinueux. Il n’est pas si facile à monter car les femmes et les enfants sont sur le chemin, comme les touristes qui s’étalent sur les escalators du métro londonien. Un escalator ne serait-il pas plus logique, compte tenu de la hauteur à laquelle il faut monter ? C’est ce que nous avons dans Une question de vie ou de mort, le film britannique de 1946 dont les décors ont été conçus par Alfred Junge, dans lequel un aviateur s’écrase et se retrouve en route vers l’au-delà. L’escalator monumental est flanqué d’un côté de statues massives de personnages historiques, les seuls marqueurs spatiaux de sa longueur pratiquement infinie.
Après la longue montée vers l’au-delà, nous entrons dans l’espace du jugement. Parmi les visions épiques de l’artiste britannique John Martin, se trouve The Courts of God (1825), qui donne l’aperçu d’un environnement bâti classique. Un vaste champ rectangulaire est surplombé par des anges et à côté de lui s’étend une colonnade de colonnes égyptiennes au-dessus de la foule tandis qu’au loin brille une vaste citadelle de dômes et de tours. Le tribunal d’Une question de vie ou de mort est une mise à jour totale. Une scène sur laquelle les avocats plaident l’affaire est surplombée par un rocher d’où le jugement est rendu, le tout entouré d’un amphithéâtre pour d’innombrables spectateurs. En zoomant, de découvrir que l’ouvrage a la taille d’une galaxie, Junge a donc brillamment abordé la question de l’espace/population, mais a également soulevé des questions d’acoustique. Depuis le ciel lui-même, les gens peuvent regarder vers le bas à travers de grands cercles qui perforent sa surface, comme s’ils se trouvaient sur le toit d’un bâtiment de SANAA.
Bon, il y a au moins quelque chose à voir dans le Paradis de Junge, mais en ce qui concerne la compagnie, combien de temps peut-on supporter les flagorneurs de Dieu ? L’Enfer promet des compagnons bien plus intéressants avec ses pécheurs vigoureux, qui devraient aider le temps à filer. Il devrait également y avoir plus à voir, du moins dans les visions de Bosch qui incluent un environnement bâti. Les tableaux de sa série La descente du Christ aux enfers ont été perdus mais les disciples de Bosch les ont imités, de sorte que nous pouvons voir son innovation zoomorphe du visage humain comme une structure habitable ainsi que des murs de forteresse avec une porte et une ville en feu.
Près d’un siècle avant la naissance de Bosch, Dante a décrit un enfer à neuf niveaux dans la partie Inferno de son poème épique La Divine Comédie. Dans ce poème, le poète Virgile le guide à travers les neuf cercles de l’enfer. Ceux-ci ont été cartographiés, généralement en coupe transversale. Dans les années 1480, Botticelli a illustré l’Enfer dans ce qui a été décrit comme le premier roman graphique. Alors que révèle Botticelli ? Tout d’abord, il ne s’agit pas de cercles mais d’une spirale hélicoïdale de plus en plus étroite qui descend de la surface. Une hélice est un moyen efficace de maximiser la circulation verticale pour une zone d’intrigue donnée. Malgré tout, Botticelli n’a peut-être pas été un grand ingénieur des mines. L’ensemble de la structure ressemble à une mine à ciel ouvert mais en fait, l’exploitation minière à ciel ouvert a tendance à creuser des bandes parallèles car cela améliore la stabilité. Le niveau le plus profond de Dante, où Satan est confiné, n’est pas ardent mais glacial. Tout le monde ne sait-il pas que plus on descend, plus il fait chaud – le gradient géothermique d’une mine typique peut atteindre 25 °C par kilomètre de profondeur. Il est intéressant de noter que le premier « cercle » de l’enfer est celui des limbes, où les non-baptisés s’attardent dans une tristesse éternelle. Les chaînes d’hôtels, les terminaux d’aéroport et autres non-lieux, décrits par l’anthropologue Marc Augé comme une « surmodernité »,* offrent ce même aspect grâce à l’architecture moderne mais les limbes de Dante sont un château. Évidemment, le noble château de Botticelli est bien trop petit pour les milliards de personnes qu’il devrait accueillir.
Les visions religieuses et parareligieuses ne résistent pas à un examen rationnel mais, si elles sont présentées sous forme d’art, pourquoi le feraient-elles ? Alors, où mène l’approche rationnelle du Paradis ou de l’Enfer ? Lorsqu’ils planifient des environnements urbains optimaux, les architectes et les urbanistes ont depuis longtemps des visions rationnelles d’un Paradis sur Terre, et nous savons tous que de telles utopies, comme les logements sociaux de masse ou les villes construites pour la voiture, peuvent se transformer en dystopies.
L’artiste anglo-argentin Pablo Bronstein propose un enchevêtrement particulièrement intéressant du paradis et de l’enfer. Pendant les confinements de Covid, il a créé un ensemble d’œuvres exquises à l’encre, à l’aquarelle et au crayon sur papier, intitulé L’enfer à son apogée. Il nous emmène dans une ville ridiculement décadente imprégnée de styles de conception historiques extravagants, y compris son architecture. Dans les Pâtisseries et Confiseries, nous rencontrons des gâteaux spectaculaires et paradisiaques, comme le « gâteau aux fruits glacé à la rhubarbe et au sorbet blanc », les « biscuits tourbillonnants aux pépites de framboise » et « l’œuf à la crème au sambayón ». Derrière eux, un canyon de gratte-ciel s’éloigne, avec un hélicoptère qui fait écho à Metropolis de Fritz Lang, mais les tours sont dorées et le ciel est rose. Cet Enfer est le Paradis de la surconsommation et il est alimenté grâce aux structures fantaisistes d’extraction pétrolière. Cela vous semble familier ?
Sur Terre, il semble que notre orgie plastique-fantastique capitaliste/consumériste alimentée par les énergies fossiles va bientôt toucher à sa fin. Pourquoi ne pouvons-nous pas cesser de détruire notre planète ? L’architecture devrait nous aider à inverser la tendance, en concevant une vie en équilibre avec la nature et intégrée dans celle-ci. Nous pourrions encore créer un analogue du paradis sur Terre. Souvent, le paradis de l’au-delà a été représenté comme un jardin luxuriant qui regorge d’oiseaux. Ces oiseaux sont-ils là parce qu’eux aussi sont morts ? Laissez-les, ainsi que toute la riche biodiversité jusqu’au niveau des microbes, prospérer en abondance dans le monde réel. C’est le seul que nous ayons.
Herbert Wright
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* Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Marc Augé (Seuil, 1992)