
Saviez-vous que, contrairement à l’architecture, l’appellation « boulangerie » était protégée ? À titre de comparaison, saviez-vous également que pour exercer en tant qu’architecte ou comme boulanger, vous aviez besoin d’un diplôme, mais aussi d’expérience et de talent ?
Toutefois, alors que n’importe quel individu, diplômé en architecture, en ingénierie ou en travaux publics, peut s’autodéclarer « sachant ou auteur » dans l’exercice de cet art majeur qu’est l’architecture – puisqu’il en porte le titre – personne ne peut, en revanche, s’approprier l’appellation de « boulanger » sans l’indispensable passage au ban légalisé de l’authenticité et de la traçabilité de son pain.
Sans jamais avoir été interrogé sur la nécessité de protéger l’appellation « architecture », le législateur, juste et efficace, se tourna donc vers d’autres causes et se fixa comme mission (nous sommes en 1998) de protéger l’appellation « boulangerie » qui se trouvait outrageusement dépourvue de ripostes face au développement sans freins des terminaux de cuisson et autres établissements qui opéraient avec de mauvaises pâtes et des personnels peu qualifiés.
Pendant ce temps-là, (n’en doutez pas) l’architecture perdait pied en se laissant progressivement dépouiller de sa destination et de ses fondements par des colosses aux pieds palmés dont les références de moins de trois ans étaient sollicitées à grand renfort d’automaticités par des armées de paresseux et d’idiots, juste enrôlés pour empêcher de faire entrer « l’imprévisible et la magie » dans le tableau.
Afin donc que la règle soit respectée, l’appellation « boulangerie » fit donc l’objet d’une loi qui vint déterminer les conditions de l’exercice de la profession de boulanger, une fois précisé qu’avant elle, n’importe quel établissement qui vendait du pain pouvait s’afficher « boulangerie ».
Devant une telle infamie, le législateur mit donc de l’ordre dans cette situation de non-droit et rédigea une loi en ces termes : « Ne peuvent utiliser l’appellation de « boulanger » et l’enseigne commerciale de « boulangerie », les professionnels qui n’assurent pas eux-mêmes, à partir de matières premières choisies, le pétrissage de la pâte, la fermentation de la pâte, la mise en forme de la pâte, la cuisson du pain sur le lieu de vente au consommateur final et qu’à aucun stade de la production ou de la vente, les produits ne peuvent être surgelés ou congelés ».
En clair, il est dit que si vous arborez le mot « boulangerie » au-dessus de la vitrine de votre officine, cela signifie que vous avez fabriqué vous-même le pain qui y est vendu et qu’il n’a été à aucun moment surgelé ou congelé. Et que par voie de conséquence, « toute infraction à cette règle est passible d’une amende de 37 500 € et/ou d’un emprisonnement de 2 ans ».
Anecdotique, cette loi ? certainement pas.
En effet, cette ordonnance légale fut bien la meilleure chose qui pût arriver au « pain » pour écarter explicitement toute contrefaçon autour d’un savoir-faire ancestral, construit sur le sens du toucher, l’expérience, l’amour du travail bien fait et la morale.
Vigoureusement intéressé par cette règle qui valorisait directement l’un des arts majeurs de notre patrimoine gastronomique (la boulange), je me suis mis à croire qu’une loi, analogue à celle-ci, une fois appliquée à « l’architecture », pourrait certainement la sauver de toutes les ambiguïtés qui obstruent son existence. Puis, qu’à travers la création d’une « appellation d’origine contrôlée spécifique », nous pourrions, expertise poussée, autoriser de bons auteurs à pouvoir qualifier « d’architecture » leurs œuvres. Les ouvrages ordinaires ou peu convaincants ne correspondant pas aux critères d’attribution de l’appellation contrôlée venant automatiquement forcir la liste des « non-qualifiés » et autres terminaux de cuisson.
La loi dirait à peu près cela : « Ne peuvent utiliser, sous peine de sanctions, l’appellation d’architecte et l’enseigne commerciale d’atelier d’architecture, les professionnels qui ne garantissent pas aux sociétés civile ou privée qui les emploie une évolution permanente des modèles existants (en finir avec les copiés-collés), une authenticité de pensée et de langage (en finir avec les déclarations opportunistes), une fermeté dans l’attitude (en finir avec la complaisance), une conception personnalisée du projet (en finir avec les délégations de signature), une conduite personnelle des chantiers (en finir avec les directions de travaux charlatanes). Enfin, ceux qui s’obstinent à soutenir ou reproduire la forme la plus aboutie de la dernière farce à la mode (en finir avec les immeubles hirsutes, piqués aux engrais azotés à libération rapide) ».
Ainsi, au même titre que le pain ou le vin (cf. les AOC), l’appellation, comme l’emploi, du mot « architecture » se verrait défendue par la loi. Et même si ses terrains d’application s’en trouvent alors considérablement restreints, tout cela importerait peu. Car on s’apercevrait très vite, à l’occasion de la livraison d’un bel, unique et authentique objet, qu’en évoquer seulement la profondeur donnerait du sens et de l’énergie à nos conversations.
L’architecture est poussée, tous les jours, un peu plus vers la sortie grâce à la complicité d’un trop grand nombre d’acteurs qui voient intérêt à tout lui ôter ou à tout simplifier. Elle se trouve aujourd’hui propulsée dans ses derniers retranchements, ultime tranchée où tous ceux qui cherchent une sortie indulgente à la médiocrité de leurs productions, n’hésitent pas à les qualifier « d’œuvres d’architecture » pour entourlouper acheteur et observateur.
D’ailleurs, sont-ils, à leur tour, passibles d’une amende ou d’une durée d’emprisonnement à la hauteur des dégâts qu’ils provoquent et de ceux qu’ils perpétuent quotidiennement en toute liberté ?
Pensez-vous !
La capacité de nuire, dans ce pays, n’est jamais sanctionnée. Aucune loi sur la traçabilité de l’architecture ne l’ayant jamais désavouée.
Francis Soler