Le Yémen est le royaume mythique de Saba a Mareb, celui de cette reine qui séduisit le roi Salomon par sa beauté et sa richesse. Dans les montagnes de « L’Arabie heureuse », l’Arabie Felix des Romains, la capitale Sana’a. « Un des plus beaux pays que j’ai visité », souligne l’architecte explorateur Jean Pierre Heim. Des souvenirs gâchés par les bombes.
« Le Tibet de la mer Rouge », tel pourrait aussi être le nom de ce pays comme prisonnier, cerné au nord et à l’est par un désert implacable de chaleur, bordé à l’ouest par la plaine brûlante de la Tihama, son cœur dans les montagnes. Plus que partout ailleurs, se retrouvent ici des séquences de ce que pouvait être une vie absente de modernité. Le Yémen est resté une enclave dans un monde s’occidentalisant.
Le Yémen, ce n’est pas seulement une terre hostile, ce sont aussi des hauts plateaux, des vallées où abondent des cultures en terrasses, des versants abrupts de montagnes où l’homme construit sa maison, que nul n’aborde ; c’est aussi une terre où règne l’atmosphère chaude et accueillante de l’« Arabie heureuse » . Un progrès qui ne fait que s’amorcer donne au Yémen l’aspect d’un monde anachronique.
Rattraper le temps perdu, se réveiller pour essayer de vivre avec son temps et ressembler à nos pays, telle était la vision de Sanaa, la capitale.
Mon premier contact avec le Yémen est Taiz ; à mille cinq cents mètres d’altitude, la température est agréable. Capitale jusqu’en 1962, Taiz abrite le palais de l’Iman Ahmed aujourd’hui transformé en musée où s’amoncelle un bric-à-brac digne d’un Marché aux Puces. L’Iman avait droit de vie et de mort sur son peuple. Cloîtré et mis à part du monde extérieur, le Yémen devait rester pour l’iman un Etat islamique modèle. Il était le chef temporel et spirituel descendant du prophète Mahomet, soumettant son pays à un pouvoir despotique.
Première surprise, une activité intense règne dans la ville. Taiz s’étend sur les flancs d’une montagne au sommet élevé. La vieille cité prend ses appuis sur les rochers surplombant la ville nouvelle, toute en longueur, suivant l’axe principal qui conduit à Sanaa. Une cacophonie de klaxons et de pétarades de motos émane de ces quartiers neufs, balayés par le vent et la poussière, et n’offrant aucun intérêt, territoire comme violé par la civilisation moderne.
L’homme en costume européen est bien rare cependant dans la rue. Souvent barbus, les hommes sont enturbannés et portent l’habit national. En guise de jupe, ils enroulent autour de leurs hanches une étoffe à carreaux arrivant à mi mollets. Sur le ventre, attaché à une ceinture, ils ont un énorme poignard recourbé, la djambia, dont le manche est en ivoire. Derrière la gaine du poignard, ils mettent souvent un couteau, une montre, un peigne, un crayon.
Dans les campagnes, et même dans les villes, il est courant de rencontrer des hommes armés jusqu’aux dents, fusil en bandoulière et ceinture de cartouches sur la poitrine. Certains ont gardé cette habitude depuis la révolution. Pour un Yéménite, être un homme libre c’est posséder sa djambia et, si l’on peut, un fusil.
Le Yémen un pays entre action humanitaire et développement !
La joue est souvent dilatée par une boule de qat. Le qat est une herbe aux feuilles narcotiques qui, mâchée, a un effet euphorisant. Souvent, les Yéménites s’offrent un luxe raffiné en le prenant avec du sucre. Le qat, dont les prix peuvent s’envoler, est une véritable ruine pour les familles. Il est de coutume parmi les ouvriers d’y consacrer le tiers de leur salaire mensuel. Cependant, disent-ils, grâce aux effets bénéfiques du qat, le travail se fait deux fois plus vite et sans trop d’efforts.
Comme partout en Orient, il n’est pas étonnant de rencontrer des femmes voilées de la tête aux pieds de la traditionnelle robe noire. D’autres, certes, s’habillent gaiement, portant un drap coloré dans les tons bleu et carmin. Au siècle dernier, une dizaine de femmes non voilées furent vitriolées au visage en pleine rue. Il y a peu encore, l’adultère était puni de lapidation, l’esclavage demeurait courant, la main du voleur était tranchée. Au Yémen, justice expéditive, les criminels sont décapités au sabre…
La route qui vers le nord conduit à Sanaa est l’œuvre des Américains. Quand j’y passais, elle n’était pas encore asphaltée et n’était qu’une route de pierres poussiéreuse passant à travers les montagnes. En chemin, Djebbla, un village accroché au flanc d’une colline, est un prodige d’habileté. Des immeubles de cinq ou six étages en pierre, des mosquées peintes à la chaux, des minarets de brique rouge, des jardins suspendus sur les terrasses dignes de Babylone et un pont vertigineux donnent à cette ville un aspect heureux, un visage de contes et légendes.
Sanaa, la capitale, garde la même silhouette que celle des nombreux siècles passés. Cinquante mille habitants vivaient dans ses remparts. Aujourd’hui, si la ville compte quatre millions d’habitants, son centre, un des plus anciens d’Arabie, conserve cette atmosphère de pays légendaire.
Il suffit de passer les portes des remparts pour découvrir un monde totalement différent, sans bruits de voitures, pour entendre le brouhaha et les vociférations de la foule… Côtoyer un troupeau de moutons, se trouver face à face avec un dromadaire au coin d’une rue sont choses courantes. La poussière, le vent dans les dédales des ruelles sont très désagréables, ce pourquoi les maisons offrent peu d’ouvertures au rez-de-chaussée et au premier étage. Les portes d’entrée sont en bois sculpté, souvent composées elles-mêmes d’une deuxième porte plus petite obligeant l’hôte, selon la légende, à s’incliner en entrant dans la demeure.
A la tombée de la nuit, toute activité cesse brutalement dans les rues du souk de Sanaa. Bourdonnante et vibrante d’animation pendant le jour, la cité offre la nuit une vision nouvelle de toute beauté et inoubliable. Les vitraux des fenêtres s’éclairent et des coloris féeriques illuminent toute la ville.
Aujourd’hui le Yémen, pays de 24 millions d’habitants, est confronté à l’une des plus grandes crises humanitaires au monde, avec environ 80 % de la population ayant besoin d’aide humanitaire, dont plus de 12 millions d’enfants. Depuis l’escalade du conflit en mars 2015, le pays est devenu un enfer. En sept ans, la guerre du Yémen aura causé la mort de 377 000 personnes. Selon l’estimation publiée par les Nations unies, 150 000 morts sont dues aux combats et environ 227 000 aux conséquences indirectes du conflit, comme la famine ou les maladies.
Jean-Pierre Heim, architecte
“Travelling is an Art” – Juin 2022
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