À Bordeaux, le centre d’architecture arc en rêve expose un choix de 44 projets internationaux. La sélection, présentée dans la grande galerie du centre et dans la mezzanine mitoyenne du CAPC, se veut un bilan/perspectives d’une architecture prospective toujours en action.
arc en rêve – centre d’architecture
A l’heure où le centre d’architecture arc en rêve vit sa dernière saison avec à sa tête ses fondateurs – Francine Fort & Michel Jacques -, une des deux* expositions «bilans» réunit architectes, designers et artistes autour d’une question essentielle : est-il possible de faire de l’architecture avec la tête dans les étoiles et les mains dans le cambouis ?
Véritable plateau d’immanence, les 44 projets sélectionnés (parmi plus de 400 exposés depuis le début des années 1980), s’offrent à la fois comme une sorte de Traité de l’architecture à la bordelaise et une histoire internationale de l’architecture constituée entre 1981 et 2019. Loin d’être écrite à la création d’arc en rêve, cette histoire montre à quel point toute ville de province peut devenir un spot de l’architecture la plus avancée.
Au minimum, deux entités sont requises pour atteindre ce niveau. En général il faut compter sur l’initiative d’individus engagés qui se lancent dans une aventure avec trois francs six sous. Puis, une fois que ces personnalités ont réussi à tenir dans la durée et sans budget, les pouvoirs publics les aident enfin pour ensuite s’enorgueillir de leur donner les moyens d’exister. Et là, dès fois, une troisième composante rentre dans la course de la réussite : le privé, histoire de s’acheter du symbolique à moindre coût.
A Bordeaux, Francine Fort et Michel Jacques ont eu un élu d’une dimension bien supérieure à la moyenne. Pendant les 48 ans de son règne de maire, et bien aidé par sa troisième femme Micheline, Jacques Chaban-Delmas aura transformé Bordeaux en ville qui compte dans les domaines de l’art et de l’architecture. De 1947 à 1995, l’exception culturelle guidera Bordeaux vers les sommets de l’avant-garde.
D’un côté, il y eu la création, sous la houlette du grand spécialiste de l’art contemporain Jean-Louis Froment, du CAPC (Centre d’Arts Plastiques Contemporains), qui prendra ses quartiers dans un ancien entrepôt de denrées coloniales superbement réhabilité (1990) par le duo Valode & Pistre et designé par Andrée Putman. De l’autre, le centre d’architecture arc en rêve s’installe aussi dans l’Entrepôt Lainé. La psychologue Francine Fort et l’architecte Michel Jacques en guideront la destinée.
Ensemble ils débutent les activités (1981) avec la ferme intention d’inventer une pédagogie de l’architecture basée sur quatre pôles : exposition, éducation, formation et expérimentation. Presque 40 ans après les premières expériences avec des enfants et une exposition «Enfants & Construction» fin 1982, arc en rêve est devenu un spot mondial de l’architecture contemporaine.
44 projets au filtre de l’avant-garde
Aidé par le philosophe Guillaume le Blanc, l’exposition inservitude tente de démontrer toutes les possibilités de libertés offertes par l’architecture lorsque celle-ci est inventive, expérimentale et néanmoins construite. Pourtant le problème paraît insurmontable. Comment l’architecture peut-elle être source de liberté puisqu’elle est le bras armé du pouvoir ? Et comme son nom l’indique, depuis la création de l’agriculture basée sur les céréales et la création des Etats, Empires et Royaumes**, le pouvoir s’est toujours appliqué à créer les meilleures conditions pour assujettir les individus à n’être que des maillons de la chaîne.
Mais les expériences, construites ou pas, exposées à Bordeaux contredisent cette évidence. Elles permettent à Guillaume le Blanc, de poser la question «Si l’architecture est une discipline de l’espace, peut-elle valoir également comme une indiscipline ?» et de répondre «Le pari de cette exposition est de soutenir que l’architecture ne discipline que pour indiscipliner, ne contraint que pour rendre libre. Mais la frontière entre servitude ou hors de la servitude, là est la question que pose le néologisme ‘inservitude’, avec ce préfixe ‘in’ valant en apparence comme néologisme de l’enfermement mais en réalité comme loi d’échappée. Les œuvres présentées ne fixent pas de programme d’émancipation univoque, elles nous placent au milieu des mondes urbains, en suggérant des parcours de déambulation et des manières d’habiter en femmes et en hommes libres». Quel programme !
L’exposition commence par un projet de création d’espaces de jeux Terrains d’aventure (1975-1985). Sur des terrains vagues, les enfants de quartiers populaires, encadrés par des éducateurs et avec du bois de récupération, construisent de manière empirique, au gré de l’inspiration du jour, des espaces à pratiquer à l’échelle 1. Dans un documentaire de l’INA (1975) «Terrain d’aventure à la Meinau», nous y voyons des enfants édifier, à mains nues et munies de marteaux et de clous, un parc à jeux. Aujourd’hui il serait improbable que les autorités laissent faire cela, de peur qu’un parent vienne porter plainte car tout cela est bien trop dangereux pour nos chérubins.
Le projet qui suit accentue cette idée d’auto-construction comme nouvelle avant-garde de l’architecture en cette fin des grandes utopies d’émancipation des peuples (fin 1970, début 1980). S’enchaîne toute une série de projets emblématiques de la ligne curatoriale d’arc en rêve : Beaubourg de Piano Rogers, le fameux internat de Hondelatte, Exodus de Koolhaas, Némausus de Nouvel, The Peaks de Hadid, Blur Building de Diller&Scofidio, Fun Palace de Price, Body in transit de Faustino, la maison Latapie de LacatonVassal, etc.
De nombreux projets exposés à Bordeaux furent souvent l’occasion pour l’architecte ou le collectif de dévoiler au public une nouvelle manière de faire du projet et toute l’originalité des formes issues de lectures pertinentes d’habiter le monde.
Le néophyte en architecture doit se précipiter au premier étage de l’Entrepôt Lainé pour profiter du meilleur de l’avant-garde des 40 dernières années.
Une scénographie à la hauteur
Tout visiteur d’inservitude déambule entre trois lignes de «sujets», entendre projets, disposés sur des plateaux en contre-plaqué suspendus par des câbles tendus. Les deux premières lignes suivent les deux axes de l’enfilade d’arcades à voûtes en berceaux qui composent «la grande galerie» d’arc en rêve. La troisième ligne s’installe tout le long de la mezzanine Sud-Est du CAPC. Photographies, croquis, plans, maquettes, images mobiles, sons, collages, tout est bon pour permettre au regardeur de rentrer dans chaque projet.
Il faut souligner que ce système de structure à pans horizontaux en bois et plans verticaux pour les projections ou étagères à maquettes, qui flotte dans les airs, est la marque de fabrique du directeur artistique Michel Jacques. En évitant les socles, Jacques a bien compris la leçon de Brancusi et donne une singularité aux expositions d’architecture. Cette manière aérienne d’exposer l’architecture propose de multiples perspectives aux spectateurs et lui procure un sentiment de maîtrise.
Son intérêt se renforce à l’écoute de sons spatialisés diffusés à l’entrée de «la grande galerie». Derrière un rideau de lamelles translucides grises, assis sur des chaises de jardins blanches, tout auditeur peut entendre un florilège de voix d’architectes extraites de conférences données dans l’auditorium du CAPC. Cette œuvre de la journaliste Karine Dana explore les idées en acte des architectes qui vous traversent le corps par leurs voix. Ainsi la vue, la voix et l’espace physique rappellent l’importance du corps comme étalon de l’architecture. Pour combien de temps encore ?
Demain …***
Comme indiqué en introduction, Francine Fort et Michel Jacques vont partir à la retraite. Ils tenaient à bout de bras arc en rêve. Ils ont résisté à toutes les tentatives de faire chuter l’édifice. Les fins de règne sont toujours propices à un changement de régime. Le problème à Bordeaux tient dans le fait que le remplaçant de «Chaban» n’est autre que «Juppé», lui aussi sur le départ. Donc même si une nouvelle génération de directrices et/ou de directeurs n’est pas une mauvaise chose en soi, histoire de créer un nouveau chapitre à l’épopée d’arc en rêve, il ne faudrait pas que ses ennemis diminuent l’influence ou carrément suppriment l’architecture de recherche à Bordeaux. La qualité de vie locale et la reconnaissance au niveau international de Bordeaux ne sont pas l’exclusivité de ses millésimes d’exception.
Christophe Le Gac
Retrouvez toutes les chroniques de l’avant-garde de Christophe Le Gac
* inservitude dans le cadre de la saison culturelle Liberté ! Bordeaux 2019. Exposition jusqu’au 3 novembre avec un programme – inservitude en théorie et en pratique – de conférences, du 3 au 6 octobre, données par des architectes présent.e.s dans l’exposition et des intellectuel.le.s invité.e.s par Guillaume Blanc, philosophe et associé au commissariat de l’exposition. arc en rêve centre d’architecture bordeaux, Entrepôt, 7 rue Ferrère 33 000 Bordeaux, +33 (0)5 56 52 78 36 arcenreve.eu
** A lire la somme de l’anthropologue sociale anarchiste James C. Scott, à savoir Homo Domesticus – Une histoire profonde des premiers Etats, éditions La Découverte, Paris, 2019.
*** yellow_40, entre insolence et influence, un rêve en plein air. arc en rêve transmet arc en rêve, exposition d’octobre à décembre 2019.