La pensée relativiste uniformise les différences, dans un monde qui ne demande qu’à faire valoir sa richesse. Quelle différence entre hybridation, métissage, créolisation, archipélisation, uniformisation, mondialisation, transition, inclusion… ?
Sans transition
La transition, passage d’un état à un autre, est partout : transition sociale, énergétique… mais aussi transition architecturale. La transition en architecture est ce que le postmodernisme avait envisagé : faire en sorte que la culture, ce qui préexiste, serve de soubassement à l’innovation, à l’invention. C’est ce que l’on appelle « la création », qui vient toujours de quelque part, donc le contraire de la table rase.
L’erreur a été de croire que l’architecture postmoderne était ce moment de gesticulation dont Charles Jencks a rendu compte en regroupant des œuvres de façon artificielle et en déclarant la fin de la modernité. Il espérait que ce serait une renaissance de l’architecture. Depuis, les « sachants » de l’architecture n’ont eu de cesse que de mettre en avant l’architecture « internationale et uniforme » et les prix Pritzker, tels des cache-misères, n’ont pas indiqué d’autres voies possibles ! La misère a pris le dessus, au grand dam de la profession qui ne sait plus à quels saints se vouer. L’architecture n’a pas supporté « la transition », elle est passée directement à l’état de confusion, une confusion qui nivelle inexorablement.
La création a toujours une source
Sortir de la confusion pourrait s’envisager en posant la question de la diversité. Comment apporter un peu de diversité dans un monde qui s’uniformise ?
Alors qu’aujourd’hui l’attention est portée sur la préservation de la planète, sa biodiversité…, les « installations humaines » deviennent de plus en plus monotones et répétitives, d’un bout à l’autre de la terre. Les architectures étaient « bioclimatiques », elles portaient des différences locales, avant de devenir internationales par idéologie, par opportunisme. Dès le début du vingtième siècle, elles devaient être « internationales » pour se distinguer, pour pouvoir être reconnues par les architectes, et eux seuls. Le mythe de la production industrielle a la vie longue !
L’architecture est en quête d’universel et a comme projet de rassembler. Le paradoxe prend toute sa dimension quand il s’agit de sauvegarder l’unité et la diversité dans un même projet. La réponse se trouve dans la manière de traiter notre rapport à l’histoire, aux cultures, à la géographie qui offrent la diversité comme perspective.
Dans sa chronique du Mékong (Chroniques d’architecture), Olivier Souquet, en observateur averti, s’interroge sur l’état de la réflexion architecturale. Il cite l’exemple du musée de Hanoï (dont l’architecture est d’Ernest Hébrard) : « Un métissage exceptionnellement réussi qui fonctionne encore bien aujourd’hui ».
L’idée est lancée, celle du métissage, il suffit de prendre le meilleur de ce qu’il y a dans chaque culture pour obtenir un chef-d’œuvre. Des efforts louables mais, réflexion faite, pourquoi le rejet des régionalismes ? Ils ne vont pas à l’origine des choses et se contentent d’un regard étranger, superficiel, qui s’arrête sur « l’ornement ». Les essais d’Albert Laprade au Maroc étaient louables mais ils avaient quelque chose de dérisoire, une façon de faire plaisir sans effort. Résultat, la bataille a été perdue face au radicalisme du mouvement moderne.
Aujourd’hui il est difficile d’ignorer que le mouvement moderne est dans l’impasse, c’est un constat. C’est d’ailleurs au pied du mur que l’on voit l’architecte et sa solitude, elle peut être incommensurable quand on pense au mur de Néom avec ses 500 mètres de hauteur et ses 170 kilomètres de longueur !
Comment alors partager une modernité nouvelle, une vraie architecture, non pas une idéologie éculée mais une architecture qui fasse une place à la vie, à l’histoire, à une culture chaque fois différente ?
Comment éviter de parler de postmodernité lorsque l’on sait d’avance la levée de boucliers qu’un tel projet va susciter ?
Lors d’une conférence au Pavillon de l’Arsenal, à Paris, Jean Louis Violeau s’interrogeait sur la réalité de l’existence d’une architecture postmoderne : a-t-elle bien eu lieu ? Il a raconté la difficulté qu’il a eue à rencontrer un architecte capable de revendiquer son appartenance à un courant de pensée dont la modernité eut été en rupture avec le diktat, avec le dogme, avec la pensée unique. Il n’a trouvé que des tenants d’une « seconde modernité » ou de la « succession du mouvement moderne ». Par peur de ne plus être assez moderne, personne n’a pu dire « j’y étais, j’y suis, j’en suis » !
La culture a été bannie, mais vive la culture ! C’est elle qui sauvera l’architecture !
S’il n’y a plus de débat, alors comme Don Quichotte, il faut affronter un monde devenu irréel.
Même si je ne suis ni sociologue ni historien, je me sers de l’histoire et des études de sociologie pour concevoir et construire l’avenir de l’architecture, défricher les chemins possibles, éviter les erreurs qui se répètent. Je revendique une architecture ouverte et généreuse qui fait une place à la ville, au vivre ensemble.
Si les architectes ont une grande capacité à capter en vol les notions d’inclusivité, de résilience, d’hybridation… de transition, que font-ils de la diversité, de la générosité, du plaisir, du sens, de l’émotion ? Les architectes produiraient de l’architecture comme monsieur Jourdain faisait de la prose, sans se poser de questions, ou plutôt sans se poser les bonnes questions ?
Il n’y a pas de définition unique de l’architecture mais il est possible de partager une démarche, « c’est une tournure d’esprit et non un métier » aurait dit Le Corbusier, une attitude, un regard sur le monde. Combien de fois a-t-on dit à un architecte « je veux de l’architecture » ? Peur de ne pas avoir une réponse qui corresponde à une attente ? Peur d’avoir une réponse déconnectée ? Il faut comprendre ce qu’il y a de sous-jacent dans l’attente.
Si l’on revient à l’éloge du musée de Hanoï, comme je pourrais le faire de la Poste Centrale de Rabat, dans tous les cas c’est de la mixité des éléments dont il s’agit. Un style naît, tout comme le néo palladianisme, en Angleterre, s’est fait avec l’utilisation de la serlienne (fenêtre palladienne). C’est plein de bonnes intentions mais ce mélange, ce métissage, apparaît clairement avec le recul comme quelque chose de désespéré, une démarche dérisoire bien que louable. On va facilement qualifier cette architecture de pittoresque, de régionale voire de pastiche, pour ne pas dire de postmoderne, mal digérée avant l’heure.
D’où vient la difficulté ?
Bien souvent la réponse est attendue avant même que le problème ne soit posé
A des étudiants marocains qui m’interrogeaient sur ce que pouvait être une architecture marocaine contemporaine, je leur avais proposé d’aller voir Grenade, de respirer l’atmosphère de l’Alhambra, d’aller à Séville. Mais le Roi a rapidement mis fin à ces quelques réflexions en demandant de « marocaniser » les constructions nouvelles et de les caractériser avec quelques rangs de tuiles vertes.
Avant de concevoir l’ambassade de France à Pékin, j’ai passé quelque temps à Versailles puis dans la Cité interdite, pour m’imprégner de cette atmosphère qui caractérise le rapport à la terre et au ciel, la façon de ménager la surprise quel que soit le lieu. L’utilisation de bribes, d’arcs ou de formes de toitures ne va pas « faire marocain ou faire chinois », la bonne démarche est plutôt dans la poésie que dans la forme.
Pour aller à l’origine des choses, pour comprendre d’où elles viennent et leur redonner du sens, l’emprunt doit être métaphorique. Toutes les sociétés ont été construites sur des mythes, sur des histoires, magnifiques points de départ pour éviter un métissage sans saveur.
Olivier Souquet continue : « Architecture hybride, mixité des influences, mondialisation du monde, immédiateté de l’information questionnent l’émergence de l’identité des lieux et des supports pour les créer », puis il poursuit : « l’architecte croise les fonctions et les matières, c’est un alchimiste.
Arpentant les sols, soupesant la pesanteur, l’architecte assemble les matériaux et les techniques constructives à sa disposition ; ouvert aux forces poétiques et culturelles, il apporte les supports intangibles, il négocie l’aléatoire, la polyvalence dans l’assemblage. La « fusion des styles » et l’assemblage éclectique de mobiliers et de décors révèlent une chose : appartenir à la fois à un univers maîtrisé connu et ressentir le singulier, profiter de deux choses à la fois et en même temps ».
Cette longue citation pour dire combien je partage son questionnement mais pas vraiment la réponse. Pour moi le mimétisme, même interprété, conduit toujours au pastiche, au pittoresque alors il faut envisager une autre voie. L’heure est propice, il faut être attentifs à la planète. Il suffit de comprendre que la technique seule ne suffira pas à apporter la réponse attendue !
Quelle différence entre hybridation, métissage, créolisation, archipelisation, uniformisation, mondialisation, transition, inclusion ?
La confusion est là. Comment répondre à l’attente de diversité ?
Elle ne se fera pas dans la foulée du mouvement moderne par l’uniformisation mais en recherchant une démarche qui valorise les différences, la différence des cultures, la différence de nos héritages, la différence de notre biosphère.
L’hybridation est une notion intéressante. Elle consiste à mettre ensemble des dissemblances pour obtenir une différence. Imaginons un architecte qui prendrait une partie de bâtiment de Le Corbusier et une autre partie de bâtiment d’Aalto. A l’évidence on obtiendrait une « création » par hybridation, une sorte de choc non reproductible dans sa forme, néanmoins la démarche pourrait être fructueuse.
Le métissage, lui, vise à la disparition de l’un et de l’autre pour proposer un nouveau « modèle ». Il me semble peu différent de la créolisation, nouveau code, nouvelles conventions d’un universel réduit.
Métissage et hybridation conduisent au même résultat, l’uniformisation à plus ou moins long terme. L’hybridation garde sa part d’étrangeté, une part de l’individualité dans les choix du concepteur. Au-delà du dosage, ce sont des choix culturels. Franck Gehry avait procédé ainsi pour le projet du musée de Nîmes, précurseur de Bilbao. Il avait cherché à percuter la Tour Magne, la Maison Carrée, la colonnade du théâtre, pour s’assurer d’un ancrage local. Avant lui, Bramante avait proposé de poser la coupole du Panthéon d’Agrippa sur la basilique de Constantin pour concevoir Saint-Pierre de Rome, et Jean Nouvel a utilisé ce procédé pour son très beau musée à Abu Dhabi.
Le postmodernisme était une façon d’échapper à la répétition, au diktat de la technique, une manière de prendre en considération, avant l’heure, l’écologie, le climat, le contexte culturel. Il s’est fourvoyé sur le chemin du métissage, de la créolisation, et a disparu en se confondant avec une modernité sans saveur, frugale. Le postmodernisme a posé toutes les questions qui attendent des réponses aujourd’hui sur les matériaux, sur la ville, sur l’évolution de la société, sur le rapport à la nature, sur la contextualisation des projets, sur l’importance des limites, sur la diversité.
Métisser c’est homogénéiser, paradoxe de celui qui veut valoriser l’autre, la différence. Métisser une modernité désincarnée avec une histoire vue de façon superficielle, formelle. Seule la source, la géographie, le social informent et expliquent la forme.
Archipélisation
C’est une autre notion à explorer, encore une fois empruntée à Edouard Glissant, elle fait la différence entre une pensée « continentale » et une pensée « archipélique ». Edouard Glissant expliquait comment la pensée archipélique supposait une identité forte et une capacité à s’enrichir de l’apport de l’autre, une pensée de l’altérité qui ne se dilue pas mais se renforce, s’enrichit des apports.
Il existerait une démarche archipélique qui serait une capacité d’écoute, une façon de capter « une atmosphère », une attention particulière portée à la réalité de la nature, aux comportements, à une culture, un rapport à la terre, au ciel et à l’eau. Dans l’archipélisation, il y a de l’innovation permanente par touches successives, une radicalité étymologique, la recherche de l’origine des choses.
Il ne reste plus qu’à inventer notre Feng Shui architectural.
Contrairement à la Villa la Rotonda de Palladio, magnifique objet, aucun bâtiment ne devrait avoir quatre façades identiques car nous sommes soumis à la course du soleil. La différence entre les quatre façades est une conséquence immédiate, la nudité au nord, la liberté à l’est, l’horizontalité au sud, la verticalité à l’ouest et voilà le début du bio-climatisme élémentaire dans l’hémisphère nord.
La pensée relativiste
La pensée relativiste nous entraîne dans le mur en uniformisant les différences dans un monde qui ne demande qu’à faire valoir sa richesse.
Face à ce paradoxe, il faut oser surmonter les diktats, réinterroger les certitudes, les fenêtres en longueur, les pilotis, les toitures terrasses, les façades légères et les plans libres. Oser interroger la vérité de la construction, la réalité économique de la répétition… la transformation de nos bureaux et de nos appartements en usines à gaz.
L’heure est propice à cette recommandation anglaise qui prescrit à la future mariée « de mettre dans sa parure quelque chose de neuf, quelque chose d’usager, quelque chose d’emprunté et quelque chose de bleu…».
Lors d’une promenade avec Richard Meier dans la campagne briarde, nous avons échangé nos points de vue sur l’architecture et la construction. Son choix était de n’utiliser qu’une trame unique, du blanc, que du blanc, alors que mon souhait était de faire de la diversité un étendard pour répondre à la multiplicité des situations et à la richesse du monde. De la voiture, au loin apparaissait une ferme avec un mur magnifique en pierre meulière. Sur celui-ci, un grand rectangle bleu recouvrait une ancienne publicité. L’occasion rêvée de rappeler la recommandation anglaise, faire de la parure de la mariée une vraie composition, faire à la fois l’éloge d’une beauté impure et d’une beauté ouverte à l’appropriation. L’inscription symbolique d’une beauté manifeste dans ce paysage rendait compte de ma position. Cette beauté archipélique, sous nos yeux, n’était pas un métissage, pas une hybridation, mais juste une réponse forte avec une modernité incluse.
Pour reprendre Edouard Glissant, qui se méfiait du totalitarisme : l’architecture archipélique est la diversité dans l’unité, c’est l’autre modernité, une modernité naturelle, celle qui répond aux attentes d’un monde attentif à la nature et à la culture.
De son côté, Richard Meier avait une autre conception, celle de « l’œuvre totale », celle d’une beauté « continentale ».
Deux points de vue irréconciliables.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
Retrouvez toutes les Chroniques d’Alain Sarfati