Voici revenue la saison des Projets de Fin d’Etudes (PFE) et des inscriptions aux diverses Ecoles Nationales Supérieures d’Architecture (ENSA). Depuis plusieurs années, j’ai l’occasion d’être invité dans des jurys de PFE dans différentes écoles, avec différents enseignants. C’est toujours un vrai bonheur d’accepter même si j’en viens quelquefois à regretter le manque d’audace des PFE.
Dans ce cadre, il m’arrive parfois d’assister, atterré, à une présentation vraiment pas à la hauteur à l’issue de laquelle une seule chose est certaine : cet étudiant, garçon ou fille, ne sera jamais architecte.
Il y a souvent plusieurs raisons pour expliquer un tel résultat : des problèmes personnels ou financiers pour ces étudiant(e)s, un parcours semé d’impasses, un manque de confiance en soi ou autres… Leurs enseignants les défendent souvent avec vigueur et sincérité : «Il faut voir d’où il/elle est parti(e)», «c’est un gros bosseur», «elle s’applique», etc.
Parmi les étudiants qui défilent, les notes des PFE s’échelonnent entre le moyen, ce qui est normal, et l’excellent, plus rare, et le génie, plus rare encore mais il n’est pas interdit d’être surpris et impressionné ! La plupart des projets démontrent quelque talent en rapport avec leur futur métier : untel a fait un travail remarquable en maquette, unetelle a montré une capacité d’analyse formidable, la présentation sans notes de tel ou telle autre montre la compréhension des enjeux du projet, des dessins techniques sont précis, des perspectives mettent de la poésie dans un ouvrage ambitieux, etc.
Pour ceux-là, il y aura toujours de la place dans une agence, toujours de la place pour apprendre et s’améliorer et, s’ils sont déterminés et passionnés, ils seront architectes et, pour quelques-un(e)s d’entre eux, fondateurs de leur agence ou atelier. Pour eux, ce n’est qu’une question de temps. Tout est là, du moyen à l’excellent, et les enseignants ont fait leur travail de transmission.
Mais comment se fait-il que des jeunes gens se retrouvent pourtant en situation de défendre un PFE funeste sans qualité quand chacun sait autour de la table du jury qu’il ou elle ne sera jamais architecte ? Pourtant, avec un redoublement parfois, cet(te) étudiant(e) obtient généralement son diplôme, avec le confort de notes finales non communiquées. Les meilleurs projets sont généralement exposés, et cela devrait mettre la puce à l’oreille des impétrant(e)s. Toujours est-il qu’il ou elle devient ainsi au terme de cinq ans d’études architecte d’Etat (DE). Misère !
Il faut pourtant voir leur joie quand ils apprennent la nouvelle, avec les applaudissements de l’assemblée. Parfois, Papa et Maman sont là. «Papa, Maman, je suis architecte», s’exclament-ils auprès de parents à la fierté insondable. Dès lundi ces désormais jeunes professionnels se mettront en recherche d’une HMO avec l’enthousiasme des nouveaux conquérants.
Avant de déchanter au bout de deux jours, le temps pour les archis de l’agence de comprendre qu’il ne faut rien attendre de cet architecte DE, ni d’un point de vue technique, ni d’un point de vue intellectuel. Et même si un jury courageux, à l’issue de la présentation et des questions d’usage, en informe l’auteur(e) de ce PFE, à ce moment précis, l’un des plus importants de sa ‘carrière’, cela n’en demeure pas moins un terrible crève-cœur pour tout le monde concerné.
La question se pose donc : pourquoi laisser ces étudiant(e)s aller jusqu’au bout du cursus pour se prendre un mur ?
Ce type de situation est une source de questionnement pour l’enseignement de l’architecture en France. Depuis la réforme LMD, qui a transformé l’enseignement du projet en enseignement universitaire, il existe une sorte de numerus clausus de fait puisqu’il y a plus de candidats que de places dans les écoles. Un dossier d’admission, souvent suivi d’au moins un entretien individuel devant un jury d’enseignants, devrait donc se montrer forcément disqualifiant.
De fait, les écoles d’architecture, pour rester en phase avec les mutations de la société, se veulent plus performantes, compétitives, dynamiques. «Le taux de réussite, les statistiques du temps nécessaire aux anciens élèves pour décrocher un premier poste deviennent des critères de jugement de la qualité de l’enseignement. Il faut aller vite, le cursus LMD donne le tempo avec ses échéances semestrielles bien figées : le temps pour s’attarder et ‘douter’ devient rare», écrit Paolo Tarabusi, architecte et enseignant.*
Cette restriction d’accès aux écoles va de pair avec une vision plus technique de la profession, à l’instar des formations anglo-saxonnes. Une vision qui va exactement dans le sens d’une ‘professionnalisation’ des études, voire de leur fragmentation si d’aucuns se réfèrent à ce que semble devenir l’exercice professionnel de nombre d’architectes. Comme le souligne un jeune diplômé, dans les écoles, «nul n’est formé à travailler avec Bouygues».** Ce n’est peut-être qu’une question de temps que Bouygues ne soit l’école…
Cette vision ‘efficiente’ de l’enseignement est en opposition avec la culture et tradition françaises de l’accès à tous aux études d’architecture – un bac était suffisant il n’y a pas si longtemps -, culture se traduisant d’ailleurs par un exercice généraliste du métier, un concept également de plus en plus difficile à défendre à l’heure des agences référencées jusqu’à l’os.
Pourtant, pour l’étudiant(e) passé(e) entre les mailles du filet et qui vient se crasher sans élégance lors de la présentation du PFE, il faut admette qu’il ou elle est titulaire d’une licence (puisque dans un système universitaire, il n’y a aucune raison d’être complètement largué(e) à ce stade, il suffit d’être moyen en tout). Une fois arrivé là, pourquoi en effet ensuite empêcher quiconque de poursuivre en master, de présenter un PFE et d’obtenir le diplôme ? «Bon alors Coco, tu vois, là, t’es vraiment pas fait(e) pour ce métier et le mieux serait de te réorienter et libérer une place». C’est délicat.
Pourtant, au niveau licence, même si la vérité d’un jour est subjective, chacun sait déjà peu ou prou, sauf d’évidence l’étudiant(e) concerné(e) et ses proches, que pour ce qui concerne l’exercice de la profession d’architecte, c’est mal parti. Pourquoi entretenir l’illusion ? Pourquoi ne pas lui faire part à ce moment-là de la perception des enseignants ? Après tout, après trois années d’archi, d’autres voies sont ouvertes pour poursuivre des études engageantes.
N’y a-t-il pas une forme de légèreté ou de lâcheté, aussi généreuse soit-elle, à laisser un(e) étudiant(e) s’enferrer dans une filière qui d’évidence ne lui convient pas, jusqu’à l’impasse d’un PFE à pleurer ? Dit autrement, chaque étudiant après la licence ne devrait-il être mis face à ses limites, qu’il sache au moins les difficultés qui l’attendent et les réserves des enseignants ?
Toujours est-il que, à part pour les plus bornés, je soutiens pourtant que tout étudiant(e) qui le souhaite, même avec la conviction qu’il ou elle ne sera jamais maître d’œuvre, ni n’aura même la volonté de travailler dans une agence, doit pouvoir poursuivre un cursus complet en ENSA, aussi longtemps que ce parcours est réalisé pour l’étudiant(e) et les enseignants en connaissance de cause quant aux enjeux de cette formation. Ce qui donnerait sans doute d’ailleurs de nouvelles directions et perspectives pour les PFE de ces étudiants particuliers.
Plus largement, ceux-là devraient même être encouragés à poursuivre, justement parce que les études d’architecture ont ceci de particulier, par rapport à la médecine ou au droit par exemple, qu’elles forment – ou devraient former à mon sens – moins à un mode d’exercice qu’à une vision du monde, une culture du projet, une capacité d’analyse, une empathie pour les habitants et usagers, une perception de l’espace qui se révéleront fort utiles pour quiconque a pu y consacrer cinq ans de sa vie. Même le moins doué des architectes DE, au stade du PFE, apporte déjà avec lui des compétences rares car transversales et capables d’englober une large variété de sujets.
Nous en connaissons tous de ces gens ayant fait des études d’architecture devenus chefs d’entreprise, artistes, hauts fonctionnaires, fondateurs de start-up, développeurs, designers d’avions ou de jardins, journalistes, archéologue, politiques, etc. La plupart s’en sortent bien, voire très bien ! Il aurait donc fallu qu’ils s’arrêtent en chemin ? Voire qu’ils n’intègrent pas l’école d’architecture du tout sous prétexte qu’ils n’en sortiraient pas, comme pour la majorité des autres, simples rouages d’exécution d’un métier technique ?
A l’heure du débat sur la transformation des études d’architectures en France, si les écoles doivent former des techniciens, elles forment encore, plus largement, des citoyens cultivés et critiques disposant d’un savoir-faire recherché. La société française – les politiques, les maîtrises d’ouvrage publiques et privées, nombre d’associations, etc. – pourrait sans doute utiliser beaucoup plus de ces citoyens avisés sans s’en porter plus mal. Ce n’est pas 20 mais 40 ENSA qu’il faudrait ! A comparer aux plus de 150 écoles de commerce…
Sachant que des études d’architecture ne sont jamais perdues pour personne, ces cinq années d’études seraient, pour toutes celles et ceux qui ne construiront jamais, mieux mises à profit dans une recherche de sens, que pourrait exprimer le PFE, plutôt qu’en une vaine tentative de produire comme les collègues mais en beaucoup moins bien. Et pour les vilains petits canards, sous prétexte de ne pas heurter, la cruauté sans cesse remise à plus tard n’aurait plus lieu d’être.
Christophe Leray
*Voir notre article Tous chercheurs mais pour quoi faire ?
** Voir notre article La HMONP, nom propre ou nom commun ?