L’architecture sociale d’après-guerre revendiquait son statut avant-gardiste. Les habitants, loin d’y voir un problème, en étaient fiers. Mais ça, c’était hier. Depuis, les mentalités ont basculé…
Ce fut pendant longtemps le champ d’expérimentation privilégié de l’architecture, le terrain de jeu des architectes avant-gardistes et l’horizon naturel d’une utopie en quête de traductions concrètes.
Au lendemain de la première guerre, l’immeuble de la rue des Amiraux d’Henri Sauvage et sa piscine, le Karl Marx Hof de Karl Ehn avec ses salles de bains et ses buanderies collectives rêvaient de réinventer la vie et la société mais restaient des initiatives isolées. Il fallut que la sauvagerie monte d’un cran avec la seconde guerre pour que le modernisme émerge des ruines et prenne enfin son envol. L’heure était au progrès pour tous car le progrès technique n’était plus concevable sans le progrès social. L’individualisme pointait le bout du nez mais la radicalité passait par un habitat collectif affichant fièrement ses valeurs.
De la fierté prolétarienne…
La première unité d’habitation du Corbusier qui domine de sa masse les maisons «petites bourgeoises» environnantes incarne cette époque. Originale dans presque tous ses aspects, elle constitue encore un idéal et une source inépuisable d’inspiration pour de nombreux architectes. Son évolution devrait pourtant inviter à de sérieuses remises en questions.
Après une première visite voici vingt ans, j’y suis retourné récemment. Je l’ai trouvée plus belle encore que la première fois. Façade rénovée. Parties communes impeccables. Restaurant superbe. Tout cela serait épatant si les ouvriers et les classes moyennes auxquelles était destinée la Cité radieuse ne l’avaient progressivement quittée, remplacés par les classes moyennes et supérieures communiant dans une même admiration pour le maître.
Cette mutation aura logiquement abouti au classement du bâtiment en 1995 avant de se traduire par la reprise de l’hôtel qui a «retrouvé son lustre d’antan» et qui, me dit sa directrice, «attire une clientèle venue du monde entier». Comme ces entrepôts ou ces usines du XIXe siècle transformés en lieux branchés, la Cité radieuse n’aura finalement retrouvé sa superbe qu’en changeant de résidents. Ou comment réussir en échouant.
De la révolution ne reste finalement que le signe, un symbole vide de sens, une esthétique appréciée des seuls amateurs. Un souvenir aussi. L’époque était confiante en l’avenir, le prolétariat était promis à la victoire, la cité constituait une préfiguration autarcique de la société communiste. Elle n’était pas seulement radieuse, elle affichait sa différence et cette différence, loin de poser l’ombre d’un problème à ses résidents, témoignait d’une identité revendiquée.
… au refus de la stigmatisation sociale
Se souvenir de ce temps-là, c’est mesurer l’immensité du fossé qui nous en sépare aujourd’hui. Qu’on le déplore ou pas, l’individualisme a gagné. Les plus démunis ne revendiquent plus un statut social à part mais ne demandent, au contraire, qu’à intégrer la société. Refuser de le comprendre est finalement se condamner à faire du Corbusier comme si la société n’avait pas changé. C’est vouloir à tout prix une architecture différenciée. C’est par exemple vanter les mérites d’un habitat coloré qui, loin d’égayer, ne fait en réalité que stigmatiser ceux qui n’ont d’autres choix que d’y loger.
Impossible pourtant d’ignorer que «l’habitat coloré» ne trouve vraiment preneur que du côté de l’Etat, des offices HLM, des municipalités, des conseils départementaux, bref des commanditaires publics. En tout cas, les habitants des logements sociaux – comme les autres – l’ont bien compris. Ce n’est du reste pas un hasard si dans les nouveaux programmes, la conception des HLM se rapproche de celle des logements en accession, histoire de ne pas rendre plus difficile la tâche des commercialisateurs. Pour des raisons finalement très différentes, le logement social tend à se fondre dans la ville. Les défenseurs d’une conception créative de l’habitat le regretteront. Les habitants des logements sociaux, sans doute moins.
Adolf Loos se trompait peut-être lorsqu’il estimait que l’habitat relevait moins de l’«art-chitecture» que de la construction mais, quoi qu’on en pense, qu’on le déplore ou non, la Cité radieuse, elle, appartient plus à l’histoire de l’art qu’à la vie sociale d’aujourd’hui.
Certes, l’époque d’après-guerre fut formidablement créative et innovante, génialement irrespectueuse et provocante dans le domaine de l’habitat. Mais c’était hier. Il est temps de le réaliser et de l’accepter. Au moins pour un temps. Après tout, l’histoire n’est jamais linéaire.
Franck Gintrand
Toutes les chroniques de Franck Gintrand