En septembre 2018, se tenait à Cerisy-la-Salle un colloque avec pour sujet : «L’usage des ambiances, une épreuve sensible des situations». Ambiance, ambiance, est-ce que j’ai une gueule d’ambiance ?
L’objectif de ce colloque était ainsi défini : «Mettre en parallèle la question des pratiques artistiques et la création des pratiques scientifiques pour énoncer un lieu par ses ambiances. Ambiances et atmosphères sensibles se prêtent à une grande diversité d’usages que ce soit dans le domaine de l’art, de l’urbain ou des sciences sociales. Comment les ambiances contribuent-elles à mettre les situations ordinaires à l’épreuve du sensible ? En quoi ouvrent-elles de nouvelles pistes en matière de pratique artistique, d’expérimentation méthodologique ou d’exploration théorique ?».
Un beau programme avec une question de sémantique.
Pour ma part, j’utilise la notion d’atmosphère pour dire la singularité d’un lieu. Le cinéma, la littérature et même les arts plastiques utilisent ce terme. L’architecture, elle, n’en a pas fait une valeur particulière. Il est vrai que l’ambiance a, jusque-là, supplanté l’atmosphère.
En architecture, l’ambiance est plus attachée à une activité : il y a l’ambiance sonore, l’ambiance lumineuse, l’ambiance colorée, l’ambiance humide ou sèche… Il est même possible ainsi de définir le nombre de décibels, le nombre de lux, l’hygrométrie comme la température, tout s’y mesure.
L’atmosphère, jusqu’à preuve du contraire, ne se mesure pas, elle s’apprécie, se goûte, on l’aime ou on ne l’aime pas. L’atmosphère n’est définie dans aucun cahier des charges, dans aucun programme, elle n’existe pas. Pourtant, lorsque l’on pénètre le hall de la bibliothèque de Berlin ou la basilique de Vézelay, tout est là pour nous préparer à une découverte, à un moment exceptionnel. C’est vrai dans bien d’autres endroits, qu’il s’agisse de jardins, de maisons, de villes.
Cette atmosphère qui se dégage, cette singularité, va retenir notre attention et c’est d’elle dont on se souviendra. La cité interdite de Pékin, les soubassements des palais florentins, les sirènes de New York, les entrées du métro parisien… autant de situations, d’éléments, qui concourent à la perception d’une atmosphère, difficile à définir parce que chaque fois différente et pourtant facilement reconnaissable.
Contrairement à l’ambiance, l’atmosphère reste floue, indéfinissable, mystérieuse, ouverte. C’est d’elle que dépendent la surprise et l’émotion. Lorsqu’il s’agit de concevoir un projet architectural, ne fusse qu’une rénovation, il me semble primordial de définir l’atmosphère que l’on veut créer. La monographie de l’architecte Peter Zumthor fait ainsi l’éloge de l’atmosphère ressentie dans les thermes de Vals. Qu’est-ce que l’atmosphère d’un lieu de détente et de remise en forme ? Cette question suggère des formes, des matériaux, des dimensions, des attentions particulières.
Quand un projet se dessine, il prend forme lentement et l’atmosphère s’en dégage petit à petit, à chaque fois différente. Ce type de démarche éloigne du concept. L’architecture, dans sa quête d’autonomie et dans sa soumission au tout technique, se durcit, s’éloigne de ce flou atmosphérique, d’où cette notion d’ambiance et non plus d’atmosphère.
Avec la place faite à la végétalisation à outrance dans l’architecture, ce sujet mérite d’être exploré et débattu. La réponse n’est possible que si la question est posée en amont et si l’on ne veut pas arriver à un petit bricolage.
Il est dit d’une atmosphère qu’elle est chaleureuse ou froide mais il manque un petit quelque chose dans cette définition. Ce qui m’intéresse, c’est l’évocation, l’imaginaire qui se met en marche lorsqu’il s’agit de définir une atmosphère car c’est elle qui sera le support de différences et de diversité.
Le VIe arrondissement de Paris offre une occasion d’approfondir cette notion, aérienne, océane, chargée de nature. L’hôtel Lutetia avait adopté la devise de Paris «Fluctuat nec mergitur» et faisait venir l’océan là où nul n’avait aucune chance de le voir. C’était une belle manière d’aborder l’architecture par ces temps de tempête. Construit en 1910 par les architectes Louis-Hippolyte Boileau et Henri Tauzin, l’hôtel Lutetia est un bâtiment phare de la rive gauche et un lieu de mémoire par excellence pour les Français car il s’y est toujours passé quelque chose.
Sans mentionner l’utilisation de l’occupant durant la dernière guerre, ni l’attente interminable de ceux qui venaient y retrouver les leurs, plus qu’un style ou une époque, le Lutetia était avant tout, une «atmosphère». A la même époque, à Nancy, est construit un hôtel en tous points comparables, l’Excelsior dit «l’Excel», où j’ai passé beaucoup de temps lorsque j’enseignais à l’Ecole d’Architecture (1). Pourquoi ce décor exubérant ? Ce style ?
Les architectes chargés de la rénovation du Lutetia souhaitaient renouer avec cet esprit et la force du projet d’origine, redonner à la façade principale son lustre d’antan. Mais sur quoi allait porter leur intervention puisqu’il n’était pas question de toucher à la façade ? La réouverture de l’hôtel était très attendue. La question que chacun était en droit de se poser était de savoir comment les architectes allaient s’y prendre dans cette rénovation. Il ne suffisait pas de parler de respect du lieu, d’en dégager des fresques pour les mettre en lumière mais d’en conserver le génie du lieu. Cette architecture Art nouveau, toute occupée à promouvoir l’industrie d’un côté et l’artisanat de l’autre, n’avait pas dit sa vérité ni les raisons de son exubérance. Elle voulait alors apaiser l’inquiétude de ce temps, être porteuse d’un sens nourri par la nature.
Aujourd’hui, la rénovation intérieure proposée n’est pas la renaissance qui aurait pu être escomptée. Nous étions en droit de nous demander ce que les maîtres d’œuvre allaient faire de cet intérieur. Quelles frondaisons allaient nous attendre ? Quels oiseaux des îles allaient enchanter notre ouïe ? Sous quelle canopée allions-nous avancer en quête d’intimité, de beauté feutrée ? Sans espérer le renouveau d’un artisanat disparu, ou devenu trop onéreux, nous attendions une certaine tendresse apportée à ce moment d’histoire qui donnait aux formes de la nature un support d’expression. Mais la banalité semble avoir été l’ultime aspiration, une pureté minimale comme source de beauté.
Aujourd’hui où la végétation s’expose partout, sans que l’on puisse lui attribuer d’autres vertus que la purification de l’air, la nature s’est transformée en murs végétaux ou en jardins verticaux. La végétation, que les paysagistes et les botanistes nous proposent comme substitut décoratif et hygiéniste, participe plus d’une ambiance que d’une atmosphère.
J’attendais une atmosphère, pas une ambiance, juste une atmosphère. J’attendais cette chose, non mesurable, qui surprend, qui émeut, qui vous transporte ailleurs pour quelques minutes voire quelques heures. La réhabilitation du Lutetia était la promesse d’une renaissance, la démonstration de ce que peut être une architecture généreuse, attentive, le prolongement, le développement, l’actualisation d’un imaginaire. J’attendais une métamorphose, une occasion d’exprimer l’importance de l’architecture comme mode d’expression dans la société.
Ici plus qu’ailleurs, le choix des matériaux, la nature des dessins au sol, le traitement des plafonds, des vitraux, des lumières, leurs variations (l’Eloge de l’ombre de Junichirô Tanizaki avait toute sa place, pour apporter cinquante nuances de lumières), la création de lieux nouveaux devaient mettre, une nouvelle fois la nature à l’honneur. Au début du XXe siècle, déjà, l’Extrême-Orient exerçait une très grande fascination par une architecture faite de pureté et de nature, c’est encore plus clair lorsque l’on sait l’importance de la culture japonaise dans la formation du mouvement de l’Art Nouveau, notamment avec l’influence d’Hokkai Takashima.
Cette rénovation était l’occasion de réinterroger l’Art de Nancy, de lui trouver une nouvelle actualité, atmosphérique et métaphorique, de réinventer un nouvel art nouveau, de donner sens et émotion à l’architecture. D’une atmosphère poussiéreuse, vieillotte et sombre, nous sommes passés à une neutralité, du comblanchien, d’un comblanchien ordinaire.
Chaque réalisation doit être, pour moi, l’occasion d’écrire une page de l’histoire comme un palimpseste avec la compréhension de ce qui existe et son actualisation. Il s’agit donc d’une occasion perdue, gageons qu’elle se représentera et permettra cette fois de développer non plus une œuvre totale, qui par nature serait totalitaire, mais une démarche attentive aux choses de la nature, celles qui circulent dans l’imaginaire collectif, une ouverture sur un futur enviable.
L’architecture est toujours en quête de légèreté : mettre de plus en plus de ciel à l’intérieur, de lumière, de transparence… autant d’éléments qui constituent sa culture, son histoire. Quoi de plus léger que l’atmosphère ? De là à en faire une composante essentielle de l’architecture, il n’y a qu’un pas à franchir. Rendre l’architecture atmosphérique, introduire une dimension métaphorique là où la technique envahit l’espace.
Dans un édito récent, Christophe Leray «considère que la culture s’industrialise et s’uniformise ….». Pourquoi l’architecture, avec la loi ELAN, ne s’industrialiserait-elle pas aussi à son tour ? Lorsque l’enseignement et les institutions auront pris la mesure du désastre annoncé, c’est la résistance des architectes qui en fera des artistes à part entière. L’espoir est de mise dès lors que le ministre actuel de la culture reconnaît qu’ «une des clés sera de replacer l’architecte au cœur des attentes de notre société». Voilà posé le vrai programme d’une architecture nouvelle : replacer l’ARCHITECTURE, avec les architectes, au cœur des attentes de notre société, se donner les moyens d’une stratégie de l’offre.
Alain Sarfati
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(1) De mes nombreux séjours à Nancy où j’ai enseigné pendant dix ans, j’ai gardé d’autant plus de tendresse pour l’Art Nouveau que je perçois la violence de ses détracteurs, les néo modernes, qui passent avec une moue de dédain, sans regarder, sans s’interroger sur le pourquoi des choses. Alors que l’on pourrait avancer vers une autre modernité, être plus à l’écoute de ce qui nous entoure. Avec des idées toutes faites, l’histoire bégaye.