Depuis l’avènement de la dématérialisation si chère à l’administration, il appartient désormais aux architectes de vérifier sur les six cent cinquante sites qui les concernent si par hasard, des fois, il n’y aurait pas un document les concernant. Sinon c’est de leur faute ! Ubu roi du numérique.
En cette rentrée, il semble nécessaire de recentrer notre propos afin de raffermir la logique qui anime ces pages.
Il y a trois ans, cette chronique a démarré, résolue, pleine d’espoir et de détermination par les premières tentatives de description du génome urbain*, décrivant à longueur de pages le biotope de la ville dans lequel les interactions entre les différentes espèces permettaient l’harmonie du développement métropolitain dans des directions mesurées et scientifiquement établies.
Les règles soumises aux évolutions séculaires de la ville et aux hybridations n’étaient pas si simples à analyser, hormis une espèce, proliférante et omnipotente dans son biome : l’administration. Acteur prépondérant et proliférant dans l’espace de la ville, l’administration est ce corps incontournable concerné par tous les étages du séquençage du génome urbain. Aucune espèce n’échappe à son contrôle, de plus en plus efficace, on va voir comment…
Il a donc été normal d’y consacrer la seconde saison de ces chroniques en s’interrogeant sur les raisons de l’incontournable prévalence de l’administration aux dépens des autres espèces.
L’espace de la ville n’étant pas infini, toutes les chaînes tropiques qui sont déviées par la trop grande importance de l’administration le sont en défaveur des autres espèces.
Les raisons ?
Il est soudain apparu comme une évidence que le temps de l’administration et le temps des autres espèces n’étaient ni de même nature, ni de même essence. La durée n’a pas le mème sens selon qu’on est membre de l’administration ou qu’on ne l’est pas. Les délais exigés par le cours de la vie urbaine, s’ils semblent longs aux espèces « libérales », sont peanuts pour l’administration. Le temps fut le sujet de la troisième année de nos parutions.
Depuis Louis XIV une administration centrale, dotée des attributs sublimés des principaux corps d’état, au gré d’un pouvoir absolu de droit divin et dont le temps ne compte pas puisqu’il est infini, a pris ses marques définitives quant à l’abus du temps de tous au profit de sa tâche mystique : organiser le territoire.
Soumis quand même à des gènes quasi humains, modestes et effondrés sous le poids d’une bureaucratie de papier, les agents de l’administration, en dehors de la capacité à gérer le temps d’une façon quasi transgénérationnelle, voyaient leur règne limité dans le biome.
Chaque acte, même les plus simples, exigeait des efforts considérables pour produire le support logistique de l’exubérance administrative.
Et ce jusqu’au jour béni où Bill Gates leur apportait l’arme absolue : le « control C / control V »** qui leur permettait enfin de collecter les données à l’infini, en même temps que leur production, devenant immatérielle, pouvait atteindre des sommets et devenir sans limite. Il n’était plus nécessaire de passer par la phase papier pour produire des montagnes de documents. Les contraintes, en devenant dématérialisées, pouvaient devenir pléthoriques.
Tout ne serait alors que créativité pure, et n’ayant plus besoin d’écrire à la main, ni taper à la machine, l’automatisation des tâches permettrait de consacrer le temps administratif (déjà infini), non plus à la production mais à l’invention de la formule, de la phraséologie, démontrant définitivement la supériorité de la poétique de la prose publique :
Les formules pouvaient s’étendre à l’envi sans jamais s’arrêter :
Toutefois, les certificats qualifiés de signature électronique délivrés en application de cet arrêté demeurent régis par ses dispositions jusqu’à leur expiration, tout dépôt sur une plate-forme de dématérialisation, sur un site Internet ou sur une adresse électronique autre que celle indiquée à l’article 4 ci-dessous est nul et non avenu, hors recours au coffre-fort numérique, au sens de l’arrêté du 27 juillet 2018 relatif aux exigences minimales des outils et dispositifs de communication et d’échanges d’information par voie électronique dans le cadre des marchés publics.
Paragraphe issu du règlement d’un marché de maîtrise d’œuvre de logements
Portant cette logique jusqu’à son terme prévisible, et sous l’excuse de lutter contre la gabegie de papier que le « control C / control V » avait produit (tiens nul n’a pas pensé, en mesure transitoire, à limiter le nombre de page d’un dossier de consultation par exemple…), et pour garder l’incroyable richesse d’une production débridée et libérée de toute contrainte, furent inventées les procédures dématérialisées.
Et là, rendez-vous compte : open bar dans les dossiers de consultation, on peut tartiner ad libitum…
Nirvana ultime, onanisme administratif extrême, il devenait possible de produire, produire, produire autant de règlements, arrêtés, textes administratifs que souhaités, sans avoir des piles imprimées à porter, mettre en enveloppe et poster…
Lorsque les marchés dématérialisés ont commencé à poindre, tout le monde comprenait que les paniques à la poste pour devoir faire partir l’offre au courrier de 18 h étaient terminées, ainsi que les retours de Chronopost du mardi matin pour erreur d’acheminement…
Mais, hélas, comme 99% des promesses de cette aube de liberté et d’ubiquité des débuts d’internet, l’utopie a viré calvaire. L’enfer des réseaux sociaux, la prolifération des mots de passe (au titre d’une sécurisation douteuse), le racket permanent des sites marchands, occupe l’espace des smartphones, tablettes et ordinateurs jusqu’à l’écœurement.
Après le démontage du génome, le développement de son chancre proliférant parce qu’il jouit du temps infini, il paraît approprié de connaître comment l’administration profite du mouvement irréversible du tout numérique, où la dématérialisation devient déshumanisation et où l’utopie est devenue martyre.
L’aventure qui m’est arrivée récemment a définitivement fixé les relations complexes entre l’administration et son bras armé informatique, les plateformes des marchés publics.
Je reçois, au début du mois d’août, une lettre recommandée informatique m’informant que n’ayant pas respecté les délais de remise de l’offre, j’étais malheureusement exclu d’un marché.
Quelle remise d’offre ?
Le lieu de ce marché étant à moins de 200 m de mon agence, j’y suis passé le lendemain matin pour avoir quelque explication sur une offre que je n’aurai pas remise en relation avec un dossier de consultation que je n’ai pas reçu.
Le lendemain matin, à 9 h précise, je reçois un appel sur mon portable de l’Assistant à la Maîtrise d’Ouvrage du projet en question m’apprenant le sort funeste réservé aux courriers recommandés contenant des dossiers de consultation et qui ne sont pas ouverts.
N’ayant rien reçu jamais, je proteste contre cette forme d’injustice qui consiste à faire porter au récepteur d’un courrier qui n’arrive jamais la responsabilité de sa non-prise en compte.
Or, rien n’est possible hormis une procédure dite « pré contractuelle » permettant de geler la signature du marché avec celui des trois (ainsi devenus deux), attributaires du marché.
Pratique, dans la première semaine d’août….
Impuissance totale, fatalité cruelle, il n’y a rien à faire, sauf appeler la plateforme pour s’enquérir d’un courrier qui m’aurait été envoyé contenant un dossier de consultation que je n’ai jamais reçu et dont l’ignorance me coûte une élimination cruelle et injuste puisque non fondée sur le mérite mais sur une impulsion internet défectueuse.
Ah mais non réagit la plateforme, assaillie par moi, agonie de véhémence : « il vous appartient de vérifier sur la plateforme que ce fameux courrier ne serait pas dans le listing des courriers non ouverts » de notre infaillible système informatisé.
Donc il nous appartient de vérifier sur les six cent cinquante sites qui nous concernent et d’aller voir si par hasard, des fois, il n’y aurait pas, quelque chose qui nous concernerait.
Un architecte de mes amis, s’est fait braquer son compte en banque par une CIPAV agressive parce qu’il ne s’est pas enquis plus tôt des sommes qu’il leur devait, dont, hélas il ignorait tout, ayant sans doute autre chose à faire que d’errer sur leur site hyper complexe, aux méandres informatiques douteux, et à la logique viciée par un web designer paranoïaque.
Point crucial du processus de déliquescence de la bienveillance native de l’internet des années 90 : les webdesigners créatifs qui au nom de la valeur exponentielle de la sécurité compliquent inlassablement les procédures d’appréhension de leurs univers qu’ils veulent impérativement garder impénétrables.
Pas si facile !
Sécurité avant tout !
Ce sont eux qui vous font choisir un mot de passe avec huit lettres dont une au moins majuscule, un caractère particulier, et au moins un chiffre, pour la visite d’un site comparatif du prix des moulins à café, ou pour le choix d’une marque de rasoir jetable.
Tels les poissons parasites qui se nourrissent des reliquats dans les dents des grands requins carnivores, cette engeance contribue hautement à l’enfer de l’informatique en apportant son grain de sel à des administrations qui n’en demandaient pas tant.
– Vous êtes sûr ? double mot de passe avec logiciel de production de chiffre aléatoire genre « Authentificator » ??
Remarquez, il est normal qu’un prestataire charge la mule mais il y a des limites. Il est important de noter, pour le jour du jugement dernier, le concours que ces emmerdeurs apportent à cette curieuse mode de la célébration de la sécurité comme une fin en soi.
Nouveau Dieu de la civilisation post-utopique, la sécurité contribue à la transformation du monde informatique en une dystopie orwellienne.
François Scali
Retrouvez toutes les Chroniques de François Scali
*Lire Séquençage du génome urbain
** Lire la chronique Control C / Control V au bonheur de l’administration