L’image est à l’architecture ce que la télé-réalité est à la culture explique en substance Bernard Tschumi. En clair, les représentations numériques de plus en plus pointues des architectes ne font que cacher la vacuité de la pensée. L’image ne doit pas, selon lui, simplifier la lecture mais, au contraire, souligner l’abstraction. Explications.
« Il y a peu, j’ai retrouvé une photo de mon père. Or je suis plus âgé aujourd’hui qu’il ne l’était à la date de son décès« , raconte Bernard Tschumi. Cette anecdote, à ses yeux, contient toute l’ambiguïté liée à la photo, surtout dans un domaine, l’architecture, où elle est devenue prépondérante, sinon le premier argument de vente. Bernard Tschumi tente de résister. Le peut-il encore?
Dans le hall d’accueil de son agence parisienne, une photo du Zénith de Rouen offre une similitude frappante avec une photo du siège et manufacture de Vacheron Constantin, construit en Suisse. Dans les deux cas, l’édifice semble posé sur une plaine indistincte, de couleur ocre, sans qu’aucun élément du contexte ne puisse être discerné. Les photographes qui ont pris les clichés sont pourtant différents mais la ressemblance est telle qu’elle ne peut être tout à fait le fruit du hasard.
« Les deux sites ont beaucoup en commun : il s’agit à Rouen d’un aérodrome désaffecté, à Genève d’un parc d’entreprise. En l’occurrence, nous n’avons pas réagi au contexte mais travaillé sur l’enveloppe. Il y a des sites marqués (sites naturels, sites urbanisés) et, en ce cas, on réagit à ce contexte. Ce fut le cas pour le Zénith de Limoges par exemple« , explique Bernard Tschumi. Il précise par ailleurs que cette étonnante étendue ocre correspond au terrain autour des bâtiments avant que le gazon ait poussé. Pourquoi alors ne pas avoir utilisé la technique informatique pour ‘paysager’ le lieu et ainsi offrir une image beaucoup plus chatoyante de ces réalisations? La réponse fuse : « nous pourrions refaire toute l’interview et ne parler que de ce sujet« , dit-il.
De fait, l’image de ces photos, s’il est permis de s’exprimer ainsi, est tout à fait délibérée. Plus encore qu’un point de vue intellectuel et théorique, c’est presque d’un acte de résistance – avec toute la charge de violence émotionnelle que cette notion évoque – qu’il s’agit. « Il y a aujourd’hui une consommation d’images gigantesque, ce qui fait que, désormais, est laissée de côté l’idée qui ne se traduit pas en image. En conséquence, une sorte de superficialité est en train de tout envahir ; tout le monde fait des images sublimes qui se ressemblent toutes un peu et deviennent interchangeables, d’autant plus que ces images sont désormais sous-traitées à Shanghai ou Pékin », dit-il. « Pour nous, qui essayons de réfléchir, cette débauche d’images devient gênante« .
Affligé, il constate que l’image tient lieu de projet. « Une phase de présentation orale dans les concours permet d’échanger des idées, d’offrir un éclairage différent et permet à l’architecte d’être très efficace dans la communication de l’idée« , intervient Véronique Descharrières, architecte associée. Bernard Tschumi poursuit. « Les concours aveugles sont un désastre car l’image est très réductrice. Un maître d’ouvrage ne sait pas lire un projet. Il est donc indispensable d’avoir un architecte qui présente son travail« , s’insurge-t-il. Il rappelle avoir ainsi été membre du jury pour la Maison des Bons Enfants, le nouvel habitat du ministère de la Culture à Paris, concours auquel Jean Nouvel, Francis Soler et Henri Gaudin notamment avaient participé. « La façon dont ils présentent leur projet est fondamentale ; sans présentation, aucun d’eux n’est finaliste« , assure Bernard Tschumi. Et de rappeler que, lors de sa présentation, Jean Nouvel n’arrêtait pas de préciser, commentant ses images, « c’est ce que je voulais dire« , tandis qu’au même moment ou presque Henri Gaudin publiait un article dans Le Monde dans lequel il se plaignait justement de ne pouvoir expliquer ses projets.
Bernard Tschumi estime que s’il y a différents supports possibles selon les idées qu’un architecte souhaite exprimer, l’image elle réduit « complètement » la discussion architecturale. Pour illustrer ce point de vue, il rappelle par exemple que, lors de la présentation du projet ‘Event cities’, il avait volontairement flouté les images dans le but de mettre l’accent sur les diagrammes et les textes, ceci afin, dit-il, que l’on voit d’abord « l’abstraction avant l’image« . « Je m’aperçois rétrospectivement que c’était possible à l’époque, aujourd’hui j’hésite à le faire« .
Surtout, selon lui, ces images finissent par nuire à la création. « Qu’entend-on aujourd’hui ? ‘Leur projet est intéressant mais il n’y a pas d’images' », explique-t-il. Sous-entendu « il n’y a pas de belles images« . « Pourtant, imaginer un roman où il n’y a que de gentils personnages, riches et célèbres…« , propose-t-il, ne finissant pas sa phrase, prenant conscience sans doute que la littérature, comme l’architecture, a déjà en partie passé le pas. « Je préfère la photo sans la pelouse car elle est plus forte en montrant l’abstraction. C’est ce qui nous distingue de nos collègues. Pour nous l’image doit être l’expression d’une idée, d’un concept, pas une image pour l’image mais une image qui représente un point de vue« , conclut-il.
Bernard Tschumi n’est certes pas le seul à se méfier du pouvoir prêté à l’image. « L’image, en tant qu’expression de l’activité des architectes, occupe ici, en vérité, le déficit de la pensée en architecture. Alors l’image fait l’affaire, au sens propre et au sens figuré« , écrivait ainsi Philippe Madec en 2000*. Le problème est que, malgré les mises en garde d’architectes ‘réputés sachant’, – et Bernard Tschumi ne ménage pas son énergie à ce propos – la machine à produire de l’image semble s’emballer tant il apparaît que la société toute entière est toute disposée – par facilité ? Par atavisme ? – à ce que l’image tienne lieu de discours. On pourrait ainsi citer l’exemple du repère olympique où l’image qui a gagnée le concours ne représente en rien le projet finalement construit ou, a contrario, l’exemple du projet de ‘façade-enveloppe’ de l’Ile Seguin à Boulogne, signé Arm Poitevin-Reynaud, Stéphane Maupin et Jérôme Sans, où l’image ne parvenait pas à montrer la profondeur de l’idée. C’est d’ailleurs en défendant ‘oralement’ son projet que Mathieu Poitevin est parvenu à le faire passer.
Enfant élevé en Suisse que sa mère emmenait régulièrement à Paris pour passer « les journées au cinéma et les soirées au théâtre« , Bernard Tschumi « connaissait le cinéma avant de connaître l’architecture« . S’il y puise aujourd’hui une partie de ses références, il en maîtrise surtout les codes, les trucs et les clichés. Si l’image d’architecture tient le plus souvent lieu de décor, Bernard Tschumi entend lui « réconcilier le virtuel et le réel pour donner une âme à ce que nous construisons« .
Christophe Leray
*Exist de Philippe Madec, page 21 (Editions JM Place)
Cet article est paru en première publication le 20 avril 2005