Il y a trois ans, je me rendais quotidiennement au restaurant de mon frère, dont j’étais l’un des associés minoritaires. La Cantine Berlioz, c’était ainsi que nous l’avions baptisée, était située sur le parvis de la cité Hector Berlioz à Bobigny (Seine-Saint-Denis), proche de la station de métro Bobigny Pablo Picasso, terminus de la ligne 5.
Cernée par le Tribunal de Commerce et du Conseil des prud’hommes, la préfecture, plusieurs succursales du Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis, quelques agences bancaires, une ou deux boîtes d’assurances, la Sécurité Sociale et surtout la Gare Routière, notre cantine ne pouvait que prospérer. Elle n’avait nul autre choix que de nourrir abondamment les bourses de l’Urssaf ainsi que les caisses de retraite de notre famille, et ce grâce aux 7 135 266 chalands annuels qui selon Wikipédia (sorte d’Aristote perfusé à la 4G) ne demandaient qu’à savourer les plats du jour dressés par mon frère.
Encouragés par la politique de l’offre, véritable religion de l’époque qui consiste à baser l’économie de toute une nation sur les ventes de réfrigérateurs à des Inuits, nous avions préparé un business plan qui se résumait donc en un seul et unique point : «il n’y a plus de brasserie dans le secteur ? Nous allons donc en proposer une aux habitants du quartier, eux qui sont animés par cette volonté de s’évader des carcans qui contraignent les habitants de banlieues populaires à ne consommer que des kebabs manipulés à mains nues, des pizzas tuberculeuses et de sinistres paninis au thon». Ce fut un échec.
Les populations que je connais depuis l’enfance se sont enfermées dans un bien curieux urbanisme mental. Elles ont élaboré des frontières, des murs barbelés qui entourent la cité. Comme le dit si bien Jamel Debbouze, leader d’opinion de toute une jeunesse, les populations sont parquées dans ce ghetto. Un ghetto qui représentait pourtant il y a une quarantaine d’années un paradis sur Terre pour les baby-boomers et les nouveaux arrivants.
Toute une urbanisation pensée pour une classe moyenne et ouvrière qui représentait la première force du pays. Une disposition qui faisait rayonner la France dans le monde, à l’image du parvis de la cité du Chemin Vert, située huit mètres au-dessus des couloirs du métro, dont certains architectes japonais se sont inspirés de la structure pour quelques-uns de leurs quartiers tokyoïtes (source : un élu UDI dont je tairais le nom). Comme la cité Paul Eluard qui surplombe la gare routière, offrant une vue imprenable sur… la gare routière… et la ligne de tram T1… et le centre commercial.
Si la cuisine de brasserie branchée à moindre coût proposée par notre établissement ne convenait ni aux habitants ni aux chalands, c’est parce que celle-ci ne correspondait donc pas à l’idée qu’ils se font aujourd’hui de la gastronomie banlieusarde. Comment leur en vouloir ? La station Bobigny Pablo Picasso n’est pas un terminus qui fait découvrir un modèle d’urbanisation qui unifie les nouveaux arrivants et les Français, c’est un cul-de-sac où se dressent des nano-sociétés autonomes ; comme dans un modèle anarchique où les us et coutumes varient en fonction des lieux mais finissent toujours par phagocyter la moindre initiative fraternelle. Les établissements administratifs sont des check-points, aussi représentatifs de leur environnement qu’un drapeau terrien planté avec certitude sur la lune.
Cependant, la gentrification récente de la petite couronne parisienne semble redorer le blason du quartier préfectoral de Bobigny. Le quartier d’affaires qui se développe derrière la gare routière, près du Tribunal de Commerce et du Conseil des prud’hommes et du majestueux bâtiment Européen II, sert de fenêtre que l’on pose sur le mur d’un monde trop longtemps accoutumé à l’obscurité.
On aime ou on n’aime pas mais la venue des populations bourgeoises dans les nouvelles colonies périphériques apporte cette mixité qui manque tant à la ville (au début des années 2010, Eric Zemmour reprend à son compte le concept de «grand remplacement» inventé par Renaud Camus, en 2017 ; pour ma part, j’effectue une brillante mise à jour en y mentionnant le remplacement des indésirables par une frange de la bourgeoisie).
Ne reste plus qu’aux cités et à leurs parvis de tourner leur regard vers l’extérieur.
Herizo