Pour la ville au bord du lac Michigan, une biennale d’architecture, la CAB deuxième du nom, est affaire sérieuse. Sur le thème ‘Make new history’ (Faites la nouvelle histoire), l’évènement, qui se poursuit jusqu’au 7 janvier 2018, se donne l’objectif d’une vaste réflexion collective au service d’une action locale. Une vision prospective qui défie les règles de planification centralisées ou celles de la jungle des promoteurs.
Sous la direction artistique de Sharon Johnston et Mark Lee, architectes de Los Angeles, la deuxième CAB /Chicago Architectural Biennial (Biennale d’architecture de Chicago) a ouvert ses portes le 16 septembre 2017 pour quatre mois sur le thème de l’histoire revisitée ou en gestation avec des ambitions explicites : «Nous travaillons toujours l’ancien et le nouveau… c’est notre respiration», explique Sharon Johnston.
Sous ce prisme de l’histoire vue comme une boîte à outils évolutive, la double volonté des organisateurs pour cette Biennale est de contribuer aux dialogues du monde mais aussi d’accompagner et d’éclairer les transformations locales. Les mutations sont donc au centre des débats, l’histoire avec un H à taille humaine.
La Biennale interroge de façon spécifique les évolutions architecturales et urbaines à travers des questions sociales, telles que défendues par l’Ecole de Chicago mais de sociologie cette fois, questions aussi bien paysagères, environnementales où l‘objectif affiché est que cette manifestation bien médiatisée touche directement les habitants de la ville comme acteurs des métamorphoses urbaines à envisager pour un futur qui sortira des concertations, des interactions.
La Biennale est majoritairement financée par des fonds privés locaux, investisseurs industriels ou autres tels que les agences d’architecture. Son président, le juriste reconnu de l’architecture et des questions urbaines Jack Guthman, affirme comme un devoir civique que cette manifestation doit servir la ville et surtout ses habitants.
De prime abord pour illustrer ce désir de démocratie participative, l’accès à la Biennale est libre pour tous. Installée comme la première au centre névralgique de la ville, la Biennale se prolonge cette année par de nombreuses expositions et manifestations dans une constellation de lieux et d’actions qui dans un désir d’interaction associent les communautés et interpellent le public. La Biennale cette année s’adresse à la ville dans son ensemble en se déployant dans de nombreux sites satellites situés en particulier dans six musées majeurs et éloignés du centre-ville mais aussi des galeries, des lieux associatifs.
Le foyer de la Biennale occupe principalement le Chicago Culturel Center, l’ancienne bibliothèque de la ville ouverte en 1897 et conçue par les architectes de Boston Shepley, Rutan et Coolidge alliant les styles beaux-arts, néo-classique, néo-roman et art-nouveau pour répondre de façon consensuelle à la demande des commanditaires de l’époque. Au cœur du Loop, le centre mythique de Chicago, la Biennale par sa position sur la North Michigan avenue draine ses visiteurs du Millenium Park, des grands musées, des grands magasins, des écoles, du centre administratif de la ville et de l’état de l’Illinois, de l’hyperactivité du Downtown.
La ville de Chicago se revendique légitimement comme un des lieux majeurs de l’expérimentation, de l’innovation, et comme détentrice d’un patrimoine architectural singulier et influent. Ainsi, la présence forte des gratte-ciel pionniers, entre autres ceux du Baron Jenney, de Burnham et Sullivan, d’Holabird and Root ou de Mies van der Rohe, trouvent de façon démonstrative leurs échos dans la Biennale par des propositions parfois abrasives, parfois fantasques.
Pour preuve, la collection sur le thème de la Ville Verticale associe au dernier étage du Centre Culturel 16 architectes avec des maquettes de tours théoriques et fictives de 16 pieds (5m) créant une salle hypostyle où se côtoient très éclectiquement Go Hasegawa, Kuehn Malvezzi, Barozzi Veiga, Tatiana Bilbao et l’agence Kersten Geers David van Severen, réitérant à leur façon tel un marronnier architectural le concours de 1922 pour la Chicago Tribune Tower où Loos s’est distingué en gravant les mémoires.
Au nouveau Mana Contemporary, pépinière d’artistes à Pilsen, l’exposition des tours de SOM démontre par l’accent mis sur les logiques de structures acier, tradition initiée localement, qu’«un ingénieur a pour rôle de concevoir une structure qu’un architecte aura honte de dissimuler» dixit la notice explicative. Malgré tout, le sujet de l’enveloppe fait l’objet d’une maîtrise et d’une créativité tous azimuts, et cela se constate paradoxalement dans les maquettes des IGH exposées comme des totems à la limite du maniérisme. Plus encore les travaux intitulés Chicago Héliomorphic revisitent chaque tour de la ville pour faire pénétrer le soleil au pied des tours et dans un tropisme leur tourner la tête (les cimes) en capteurs d’énergie, résultat intrigant d’un ‘workshop’ à Harvard de l’architecte-professeur et écologue canadien, Charles Waldheim.
Mais les organisateurs de la Biennale, s’ils donnent une place spectaculaire et donc médiatique à l’idéalisme qui tourne autour de la grande hauteur, articulent une dichotomie entre le vertical et l’horizontal par des propositions qui embrassent les territoires en plaine à la directe périphérie du Loop. Dans l’exposition comme dans la ville, deux formes de villes sont juxtaposées, l’une très haute et riche qui fait face au lac et, derrière, l’autre composée d’ensembles de bâtiments industriels et d’habitations dans les quartiers majoritairement très modestes au sud et à l’ouest avec quelques exceptions historiques de communautés résistantes. Ce hiatus économique et social reste un des enjeux majeurs comme le note la journaliste Anjulie Rao dans le très documenté gratuit Chicago Reader du 14 septembre 2017 : «le sud de la ville est comme bombardé, pillé», écrit-elle citant le photographe Lee Bey, actif au DuSable Museum.
Depuis le centre d’une ville toujours plus haute, Chicago semble rêver secrètement de renouer avec sa devise fondatrice : «Urbs in Horto», la ville dans un jardin ; le paysage alentour qui, comme dans une relation d’amour-haine, vit à un autre rythme mais avec des innovations telle la promenade 606 d’anciennes voies ferrées revitalisées à l’instar de la Highline à New York ou le renouveau du sud instauré par l’artiste mécène Theastor Gates.
La ville horizontale est bien là en contrepoint avec tout son réalisme faisant fi de ses contradictions liées à la gentrification dans la section Horizontal city de la Biennale : l’objectif est d’amener les habitants à appréhender leurs quartiers non pas seulement comme des lieux de résidence et de travail mais de considérer la ville comme un processus où ils ont leur part de collaboration. Cette position est défendue entre autres par Giovanna Borasi du Centre Canadien d’Architecture, conseillère de la Biennale pour la dimension sociale de l’urbain.
En témoigne aussi le travail d’Odile Compagnon, architecte enseignante à l’Art Institute qui à Alliance Française de Chicago se focalise avec ses étudiants sur l’allée comme typologie fondatrice de la trame du ‘square-mile’ de Jefferson dont chaque composant pourrait bénéficier de nouveaux usages, l’utilitaire comme fonction fondamentale. Citons encore les Barcelonais Maio avec leurs Grands Intérieurs de la domesticité mis en scène en hommage à Duchamp ; LAN et Frank Bouté qui montrent les évolutions par couches de Paris ; l’installation du Palais de Tokyo français dans la Round House de la 56ème rue qui fait dialoguer le lieu restauré de la garde montée avec des œuvres d’art-architecture produites in situ ; l’artiste Inigo Manglano-Ovalle, exemple frappant de la relation parfois ésotérique entre espace et topographie, qui montre le lien entre les échelles extrêmes par une restitution de météores qui bouleversent la tranquillité. La Graham Foundation présente David et un regard très cadré du paysage.
Le campus miesien d’IIT, additionné des interventions d’Helmut Jahn et Rem Koolhaas, revient sur le devant de la scène par un travail d’extension imaginé par les étudiants coachés par Sanaa, tentant d’assouplir la grille orthogonale des rues ; le projet introduit de l’asymétrie avec des bâtiments en forme de rocher de verre posés aléatoirement sur le campus et se prolonge nettement au-delà pour amoindrir les fractures historiques entre le campus et les communautés alentour.
Une Biennale est toujours comme une liste à la Prévert qui recèle bien des collages incongrus. Mais à Chicago, en 2017, dans un souci évident d’efficacité et de stratégie, plutôt que de montrer des exemples iconiques, les questions sont abordées sous le mode de la série qui réunit autour de l’analogie, des déclinaisons : les multiples exemples de variations autour de la grande hauteur, l’horizontalité des projets juxtaposés comme une collection du monde entier, sous formes de ces ‘Case Study’ si chères aux Américains.
La Biennale de Chicago, à travers cette seconde édition encore assez didactique, se construit progressivement une identité qui se fonde sur une expression innovante du pragmatisme. Au-delà du show, elle questionne les ailleurs avec comme objectif très concret de réfléchir collectivement pour agir localement, sur son territoire. Une vision prospective des transformations urbaines qui, au profit des usagers et d’interventions progressives, défie les règles de planification centralisées ou celles de la jungle des promoteurs. La Biennale de Chicago vaut donc d’être observée de près.
Marc Dilet