
Malhonnêteté intellectuelle. Utilisation déloyale, pernicieuse d’arguments en vue d’une orientation particulière de la pensée ; manque d’objectivité. « Une des pires malhonnêtetés intellectuelles est de jouer sur les mots […] » Ernest Renan.*
Le Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle de Viollet-le-Duc est une œuvre colossale qui nous en apprend beaucoup sur l’auteur lui-même. Cependant certains articles révélateurs peuvent rebuter par leur longueur, comme celui intitulé Restauration, paru en 1866 dans le tome VIII, dont il n’est répété que la seule deuxième phrase du premier paragraphe :
« Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ».
Voilà une réflexion devenue culte qui fait encore perdre beaucoup de temps à tous ceux qui tentent de l’expliquer. Mais qui s’attarde sur la minuscule phrase qui la précède ou sur les quelques autres qui la suivent ? Qui a lu ne serait-ce que le tiers de la première page de cet article qui en compterait une quinzaine s’il était transposé en notre moderne format A4 ? La voici :
RESTAURATION, s. f. Le mot et la chose sont modernes. Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. Ce n’est qu’à dater du second quart de notre siècle qu’on a prétendu restaurer des édifices d’un autre âge, et nous ne sachions pas qu’on ait défini nettement la restauration architectonique. Peut-être est-il opportun de se rendre un compte exact de ce qu’on entend ou de ce qu’on doit entendre par une restauration, car il semble que des équivoques nombreuses se sont glissées sur le sens que l’on attache ou que l’on doit attacher à cette opération.
Nous avons dit que le mot et la chose sont modernes, et en effet aucune civilisation, aucun peuple, dans les temps écoulés, n’a entendu faire des restaurations comme nous les comprenons aujourd’hui.
En Asie, autrefois comme aujourd’hui, lorsqu’un temple ou un palais subissait les dégradations du temps, on en élevait ou l’on en élève un autre à côté. On ne détruit pas pour cela l’ancien édifice ; on l’abandonne à l’action des siècles, qui s’en emparent comme d’une chose qui leur appartient, pour la ronger peu à peu. Les Romains restituaient, mais ne restauraient pas, et la preuve, c’est que le latin n’a pas de mot qui corresponde à notre mot restauration, suivant la signification qu’on lui donne aujourd’hui. Instaurare, reficere, renovare, ne veulent pas dire restaurer, mais rétablir, refaire à neuf.
En résumé, puisque « le mot et la chose sont modernes », les anciens Égyptiens, Mésopotamiens, Grecs ou autres Romains ne restauraient pas leurs temples s’il arrivait qu’un tremblement de terre en lézardât un mur ou en fît tomber un plafond, s’il arrivait qu’une révolte populaire saccageât un palais : ils restituaient… ce qui veut dire par définition qu’ils rétablissaient dans l’état d’origine. Les civilisations asiatiques, plutôt que réparer leurs monuments vieillissants, préféraient les laisser s’abîmer « à l’action des siècles » jusqu’à leur ruine complète. Les villes d’Orient présentaient donc selon l’auteur du Dictionnaire raisonné, savourons l’adjectif, des monuments dans un état lamentable alternant avec des monuments dans un état neuf qui étaient bâtis à côté sur des terrains prévus à cet effet et laissés vagues des décennies durant, ce qui tout bien raisonné devait donner des rues fort longues à l’aspect fâcheusement contrasté.
« Les Romains restituaient, mais ne restauraient pas, et la preuve, […] » Viollet-le-Duc aime les preuves, il en trouve toujours, jusqu’à nous en faire perdre notre latin ; le sien n’a pas de mots correspondant au terme restauration, mais le dictionnaire de l’abbé Furetière (1619-1688), fin latiniste élu à l’Académie française en 1662, donne dans la savoureuse orthographe en usage au Grand Siècle cette définition du terme restauration :
« Restablissement en bon estat ». Et pour le verbe restaurer : « Restablir, remettre en bon état, en santé, en bon ordre. Le temple fut restauré, restabli. Un homme qui fait un bon repas après une diette, est tout restauré. On dit aussi, restaurer une statuë de marbre, ou de bronze, quand on repare ce qui a de gasté, de rompu, de brisé ». Enfin, pour le mot restaurateur, le plus fameux lexicologue de son temps écrit : « Qui a restabli, restauré quelque chose. Constantin a été le restaurateur de Bizance qu’il a fait appeler Constantinople ». Ainsi, deux siècles avant Viollet‑le-Duc, l’abbé Furetière ne trouvait rien de moderne au terme « restauration », il trouvait même que la chose était fort ancienne et il n’avait nul besoin d’étaler sa science en latin pour le prouver. Pour lui, et pour nous encore aujourd’hui, rétablir veut dire restaurer, en toute simplicité.
L’incendie de Notre-Dame de Paris a fait couler beaucoup d’encre mais, au moment du grand débat de la reconstruction, personne n’a cité cette phrase de l’auteur du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle écrite presque à la fin de l’article Restauration : « Qu’ayant à refaire à neuf le comble d’un édifice, l’architecte repousse la construction en fer, parce que les maîtres du moyen âge n’ont pas fait de charpentes de fer, c’est un tort, à notre avis, puisqu’il éviterait ainsi les terribles chances d’incendie qui ont tant de fois été fatales à nos monuments anciens ».
C’est l’architecte Viollet‑le-Duc qui s’exprime ici, et non pas l’historien ou l’archéologue qu’il n’était pas ; c’est l’homme d’expérience qui venait de restaurer, de rétablir, de remettre en état Notre-Dame de Paris après vingt ans de travaux, qui donne là un conseil avisé. Ce conseil, aucun responsable, aucun acteur du chantier de restauration actuel, voire aucun historien, ne semble l’avoir lu puisqu’il n’a pas été cité.
Il ne fait aucun doute que le public, sensible au sort de la plus romantique des cathédrales de France, aurait été frappé par l’avertissement du concepteur de la flèche, son œuvre la plus emblématique qui vient d’être reconstruite à l’identique en bois et en plomb. Le public qui a vécu en direct l’incendie du 15 avril 2019 aurait été également frappé à la lecture de cette note tirée du journal de l’inspecteur des travaux de restauration de Notre‑Dame de Paris en date du 26 novembre 1859 : « Aujourd’hui à 11 h 1/2 du matin un commencement d’incendie s’est manifesté sur le grand échafaud de la flèche. Cet incendie a été facilement éteint par les ouvriers charpentiers avant même l’arrivée des pompiers (le feu s’est déclaré pendant l’absence des ouvriers plombiers). Lettre adressée à M. Durand, l’entrepr de plomberie au sujet de l’accident survenu ».
Il est aisé d’imaginer l’émoi de l’architecte apprenant la nouvelle alors que sa flèche était en construction, d’autant plus que sa génération avait été traumatisée par l’incendie qui avait failli réduire à néant la cathédrale de Chartres au soir du 4 juin 1836. Terminée en 1841, sa nouvelle charpente en fer et fonte rassura tout le monde de par sa réputation d’incombustibilité, et l’ire des tenants de la tradition, qui n’avaient pas de raison de se plaindre de ne plus voir la charpente du XIIIe siècle en bois de châtaignier puisqu’ils ne l’avaient jamais vue, se dissipa peu à peu. Visitable de nos jours, le nouveau comble de la cathédrale de Chartres, qui aura bientôt deux siècles, étonne par sa modernité, et le fait est qu’en le voyant il est difficile d’imaginer comment une telle structure puisse prendre feu.

Il va de soi que la grande inquiétude des bâtisseurs du Moyen Âge était l’incendie des combles, qui avait été effectivement fatal à nombre de grands et beaux édifices patiemment élevés et parfois à peine achevés. Les lointains prédécesseurs de Viollet-le-Duc auraient sûrement mieux dormi s’ils avaient eu les moyens techniques de construire des poutres en fer de dix mètres de portée, dans ce métal qu’ils avaient pour la première fois massivement utilisé sous forme de milliers d’agrafes pour sceller ensemble les pierres à tous les niveaux de la construction de Notre-Dame de Paris – et ce dès le début du chantier dans les années 1160 – comme l’ont révélé dernièrement les analyses en laboratoire effectuées après l’incendie de 2019.
Jusqu’à cette date, la cathédrale n’avait pas connu de sinistre majeur, ce qui relève presque du miracle compte tenu des guerres et des révolutions qu’elle a traversées mais aussi des colères du ciel qu’elle a dû affronter tout au long des siècles où le paratonnerre n’existait pas encore. Si l’ouragan avait malmené la vieille flèche en bois et plomb du XIIIe siècle, notamment en 1606 sous le règne d’Henri IV, la foudre ne la détruisit jamais et épargna par conséquent le reste du comble et peut-être le monument dans son ensemble.
La flèche médiévale de Notre-Dame ayant été démontée sous la Révolution, il ne restait plus que sa souche à l’intérieur d’un comble encore presque entièrement d’origine que Viollet-le-Duc n’hésita pas à sacrifier en bonne partie à partir de 1858. Outre la charpente tout entière du transept, disparurent les fermes des deux premières travées du chœur et de la nef jouxtant le tabouret de la nouvelle flèche.
L’architecte restaurateur, au pouvoir apparemment sans limites, aurait pu alors faire le choix d’une charpente de fer afin de prévenir tout incendie majeur comme celui qui emporta sa célèbre flèche avec l’ensemble du comble et une partie des voûtes le 15 avril 2019. Mais Viollet-le-Duc tenait à l’authenticité, à ces traditionnels et nobles matériaux que sont la pierre, le bois et le plomb, ignorant à quel point le fer avait été systématiquement employé à Notre-Dame de Paris pour créer une architecture inédite qui sera imitée quelques années plus tard dans nombre de grandes cathédrales, comme à Notre-Dame de Chartres dont les murs n’avaient pas bougé lors de l’incendie de 1836.

Des architectes du Moyen Âge Viollet-le-Duc se sentait le digne héritier, le loyal disciple qui se devait de les surpasser tous en usant des mêmes moyens qu’eux. Ainsi, il était hors de question pour ce grand ambitieux de suivre les pas de Jean-Antoine Alavoine (1778-1834), pionnier de l’architecture métallique. Ce dernier avait initié la reconstruction en fonte de la flèche de la cathédrale de Rouen peu après l’incendie de 1822 provoqué par la foudre, sinistre qui avait menacé l’intégralité du monument en faisant s’écrouler la flèche en bois et plomb doré de la Renaissance, laquelle avait succédé à la flèche gothique anéantie elle aussi par les flammes en 1514.
Obsédé par la crainte d’un nouvel incendie aux conséquences irrémédiables, Alavoine écrivit au préfet : « Reconstruire une flèche en bois, ce serait faire les préparatifs d’un nouvel incendie ». Et le fait est que l’incendie du 11 juillet 2024, provoqué accidentellement cette fois alors que la flèche d’Alavoine était en restauration, ne brûla que la bâche de protection en plastique et la provisoire plateforme de chantier, en bois, disposée par les ouvriers à quelque cent-vingt mètres de hauteur.
Avec son collègue Jean-Baptiste Lassus, qui avait reconstruit en bois et plomb la cinquième flèche de la Sainte‑Chapelle de Paris – la troisième du XVe siècle ayant notamment disparu dans un incendie en 1630 –, Viollet-le-Duc n’avait pas manqué d’étriller sans le nommer feu Alavoine dans le projet de restauration de Notre-Dame de Paris adressé en 1843 au ministre de la Justice et des Cultes : « Ce que nous disons pour la conservation du système de construction, nous le dirons aussi pour la conservation rigoureuse des matériaux employés dans les formes primitives, d’abord dans l’intérêt historique, et surtout dans l’intérêt de l’art ; car, en changeant la matière, il est impossible de conserver la forme ; ainsi, la fonte ne peut pas plus reproduire l’aspect de la pierre que le fer ne peut se prêter à rendre celui du bois. Au reste, il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil sur les essais qui ont été tentés dans ce sens, soit à Rouen, pour la flèche de la cathédrale, soit à Séez, pour les pyramides des contreforts, soit à Rheims, pour la chapelle de l’archevêché. Partout enfin où la fonte a remplacé la pierre, l’œil le moins exercé ne peut s’y tromper. À Rouen, comme à Séez et à Rheims, la fonte n’a pu reproduire que des formes dépouillées, tandis que les moulures et les sculptures en pierre de ces monumens sont refouillées au ciseau et impossibles à mouler d’une seule pièce. Mais ce ne sont là que de faibles inconvéniens relativement à ceux bien plus graves que la fonte offre sous le rapport de la solidité. En effet, sans parler du poids, qui est beaucoup plus considérable qu’on avait pu le prévoir avant l’exécution de grandes pièces, un brusque changement de température, une commotion atmosphérique, suffisent pour briser la fonte fragile comme du verre ».
Ainsi, lorsque Viollet-le-Duc soumit à l’approbation du Parlement le projet d’une nouvelle flèche pour Notre-Dame de Paris en 1857, les raisons d’ordre historique, mais surtout artistique, l’emportèrent sur les raisons d’ordre sécuritaire. Nous constatons aujourd’hui que cent-cinquante années de brusques changements de température et de « commotions atmosphériques » n’ont pas eu raison de la flèche d’Alavoine dont l’entretien a été moindre que celui nécessité dans le même laps de temps par la flèche de Viollet-le-Duc.

Ce dernier vantera son chef‑d’œuvre en 1861, un an après son achèvement, dans l’article Flèche du tome V de son Dictionnaire raisonné où il n’omettait pas de rendre hommage à sa manière aux maîtres du Moyen Âge : « La souche de la flèche de Notre‑Dame de Paris, bien qu’elle fût combinée d’une manière ingénieuse, que le système de la charpente fût très-bon, présentait cependant des points faibles […] ». En somme, c’était très bien, mais ils auraient pu faire mieux. Et nous lisons plus loin : « Un chapiteau sculpté dans le poinçon central donnait la date exacte de cette flèche (commencement du XIIIe siècle)5 ». La date est tellement exacte que pour plus d’exactitude Viollet-le-Duc s’est senti obligé de préciser entre parenthèses que la flèche était du « commencement du XIIIe siècle », avec cet appel de note n° 5 où on lit en bas de page, et en petit comme il se doit : « Ce chapiteau a été conservé lors de la descente de la souche ».
Ladite souche ayant été descendue à l’été 1858, la mémoire de l’architecte devait être bien courte puisqu’il avait oublié cette date exacte deux ans plus tard à la veille de publier l’article Flèche. Il avait dû oublier aussi où avait été déposé ce fameux chapiteau exactement daté qui lui aurait rafraîchi la mémoire s’il l’avait consulté. Plus curieux encore : en 1856 Viollet-le-Duc coécrivait avec le baron Ferdinand de Guilhermy, membre du Comité des travaux historiques, chargé de la section archéologie, une Description de Notre‑Dame, cathédrale de Paris où nous lisons pp. 95-96 : « La disposition du grand comble est très-simple. Un chapiteau, taillé dans le poinçon qui existe encore au centre de la souche de l’ancienne flèche centrale, fixe au XIIIe siècle, de la manière la plus précise, la date de la construction de la charpente aussi bien que celle de ce campanile ». S’adjoindre un archéologue et historien réputé pour apporter une telle précision, il fallait y penser. Le baron de Guilhermy soutiendra ainsi de la manière la plus scientifique qui soit tous les dires du grand restaurateur de Notre-Dame de Paris.
Quelques décennies plus tôt, Antoine Pierre Marie Gilbert (1785-1858), grand sonneur de Notre-Dame et fin connaisseur du monument où il avait son logement de fonction au pied de la tour nord,** ne disait pas un mot de cette date dans sa Description historique de la basilique métropolitaine de Paris parue en 1821, ni au chapitre Flèche ni au chapitre Charpente du grand comble où l’on peut lire : « Deux poutres ou entraits, du plus fort équarrissage, traversent diagonalement le centre de la croisée, et servent d’empatement à un poinçon taillé en forme de pilastre gothique, sur lequel s’élevait l’aiguille du clocher ».
Point de date donc sur ce fameux poinçon pour cet archéologue pointilleux, détenteur d’une copie du dessin de l’ancienne flèche, et mort opportunément peu avant que Viollet-le-Duc n’en construise une nouvelle de son invention. L’architecte jouait alors avec le feu.
Philippe Machicote
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* Ernest Rena, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, 1883, p. 300. CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales).
** Lire la chronique Notre-Dame de Paris, la flèche du XIIIe siècle où l’art d’arriver après la bataille
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