Ils sont trois pour un seul nom, ENIA, un prénom de femme, répondent-ils avec un petit sourire en coin. Inattendu ! J’adore… Ce serait un truc follement romantique, du genre… ils auraient aimé la même femme, Enia…
Excellent mais pas sûr que cette version hasardeuse soit validée par Mathieu Chazelle, Brice Piechaczyk et Simon Pallubicki, le club des trois (trois architectes dont deux ingénieurs et un ébéniste) et qui ne semblent pas vraiment hommes à s’en laisser conter.
La vérité serait dans le I pour Ingénieur et dans le A pour Architecte, Enia – soixante-dix collaborateurs qui peuplent désormais l’agence, en mode expansif, avec une quarantaine de projets livrés. A faire pâlir le monde désormais hagard de l’architecture.
Des bâtiments techniques, des ‘datas centers’, mais aussi des sièges de banques, campus, hôpitaux, aéroports, usines, stades. Sans parler de l’antenne indienne. Répondre à la complexité – leur vraie passion – les amène à créer Enia Lab, unité de recherche intégrée.
Dire que le spectre est illimité est un euphémisme, puisque dans cet univers éclectique, on trouve aussi… des églises. Pas une mais deux églises, et par chance en région parisienne, à Montigny-lès-Cormeilles, et aux Lilas. Alors là je suis tout de même bouche-bée et, tant qu’à faire, j’y suis allée.
Si je m’attendais à une nouvelle version technologique de la foi, où comment perfuser électroniquement ma cervelle de certitudes nouvelles, c’est raté. Mais si la sainteté se situe dans la pratique de la lumière naturelle et artificielle comme fil conducteur de la possibilité de foi, dans la modestie des couleurs primaires, dans la simplicité du silence des alignements de bancs de bois, dans le chemin de croix de Laurence Bernot – quatorze carrés de bronze sertis dans le sol comme des cicatrices – et dans la force muette du mur de gloire par le sculpteur Claude Labeille – blanc sur mur blanc, une ascension jusqu’à l’abstraction – alors oui c’est gagné. (Église Notre-Dame du Rosaire)
Ou « Comment manipuler la lumière et la matière pour transformer un espace inerte en espace spirituel émouvant » explique Brice …
Comment ne pas rameuter les paroles sans âge de Le Corbusier :
« Les éléments architecturaux sont la lumière et l’ombre, le mur et l’espace » (Vers une architecture 1923)
C’est ainsi que j’invitai mes trois héros à venir construire sur ma plage.
C’est un premier septembre normand avec, comme souvent, l’automne en avance mais des éclairs de soleil, et des ombres. Une vraie chance pour une œuvre qui se présente d’abord comme graphique. Comme l’on pouvait s’y attendre, l’intervention est préméditée, avec texte et dessins préparatoires. Bienvenue au laboratoire Archisable.
Sur la plage, le groupe des trois est soudé, concentré, déterminé.
Tension. C’est le nom du projet, et aussi l’ambiance, peinte ce jour-là dans tous les camaïeux de gris vert à beige, et de ciel de mer à sable.
Le programme écrit propose « Une ligne, une courbe, aucune d’elle ne commence ni ne finit ». Ou comment construire en abstraction.
On s’en doute, la simplicité n’est qu’une apparence. Sur le sable, tracer des lignes – un dessin très simple, pour une réflexion théorique.
La ligne géométrique est un fil, la tension doit lui donner forme : une ligne, perfection géométrique, abstraction, nouvel horizon, s’étire côté terre.
La tension au propre et au figuré est perceptible jusqu’à la toucher sur le sable. Tracer est le travail graphique. Creuser est la possibilité de volume. Et enfin maîtriser, jusque dans les dernières limites du possible. « On a ouvert et creusé le point haut pour que la mer pénètre et que ne restent émergés que deux volumes qui se feraient face ».
La courbe fait obstacle, s’oppose à la montée de la marée. Une courbe tendue, ouverte sur l’océan, qui refuse l’intériorité. La mer doit contourner. Tout le projet est paradoxe, tout est lutte, toutes les forces en tension.
Les trois hommes creusent, et c’est un spectacle à lui seul que cette performance si parfaitement coordonnée, dans le silence et le vacarme de la mer. Entre la faille et le mur, la scène prend des airs dramatiques de barrage durassien… contre la Manche. Effort, fatigue suivie de l’inévitable défaite qui théâtralise et euphorise chacune des interventions.
Tout a été envisagé, pris en compte, tout sauf la vitesse, imprévisible. Les images le relatent très précisément.
En vue aérienne, une géométrie en aplat, sereine et parfaitement maîtrisée, en vue terrienne, les terrassements du chantier.
Deux faces du même projet, dont les effets scéniques ont été parfaitement calculés, comme si quelque accord mystérieux avait été passé avec la marée… mais dans les derniers moments, le vent force la vague et inonde les travaux. En quelques secondes, la pointe, la violence de l’immersion, puis rien.
« La partie émergée aurait tenu plus longtemps. On se serait baladé dans la faille. On aurait ressenti plus encore la tension ultime des bords qui se rapprochent ».
« La marée révèle une sorte d’instantanéité ».
Un rêve d’architecte ?
« Se prendre pour un démiurge. Manipuler l’espace ».
Évidemment ! où ai-je la tête ?!!!
Tina Bloch
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