Dans un contexte où le trop-plein de bureaux coexiste en ville avec la pénurie de logements, l’avenir de la construction passe-il par la réversibilité des édifices ? C’est en tout cas le propos que développe l’agence Canal Architecture dans l’ouvrage Construire Réversible, paru en avril 2017. «Qu’attendons-nous pour construire réversible ?». Patrick Rubin est allé poser la question aux divers acteurs de l’immobilier.
Le concept de réversibilité en architecture n’est pas nouveau. Le Corbusier, décidément partout, ou Marcel Lods s’étaient déjà posée la question et l’ouvrage de Canal Architecture montre d’ailleurs comment ce questionnement a traversé le XXe siècle partout en Europe.
Depuis la crise de 2008, le contexte économique et sociétal a revitalisé la réflexion. Mais sous quelle forme ? Selon quel critère selon quel acteur ? Patrick Rubin a mené l’enquête auprès de décideurs, d’investisseurs, de constructeurs, sans oublier ses amis architectes et professeurs. L’agence parisienne livre ainsi une réflexion non pas sur l’esthétique ou la forme des bâtiments mais sur leur inscription dans le temps.
Tel un gros chat, le bâtiment pourrait avoir plusieurs vies, selon les conjonctures, les besoins, l’évolution de la société. Vœu pieux ? Le sujet de la résilience taraude architectes et promoteurs depuis des années mais les projets probants sont encore rares et dispersés. Ce d’autant plus que les permis de construire ne sont pas adaptés à la démarche et que la réglementation bloque souvent les initiatives.
Pour construire réversible, se contenter de le vouloir ne suffit pas. Canal se propose d’aller «à contre-courant de la construction architecturale dominante, bétonnée de certitudes, d’usages et de réglementations spécifiques». La simple observation de l’état des logements sociaux construits depuis les années 80 ne laisse pas de doute sur la réversibilité des préceptes qui doivent être envisagés désormais, tant sur la qualité intrinsèque de l’habitat, que sur l’esthétisme des façades et plus encore sur la réflexion autour de la structure des bâtiments. Cette dernière doit devenir mutable et flexible, condition sine qua none à l’évolution. Certes, le coût est plus important en structure poteaux-poutres mais c’est la seule qui, en supprimant les murs de refends, donne au bâtiment de l’endurance dans le temps.
Le livre rappelle à juste titre que le bâti reste un des supports de la société et de la vie. Depuis quelques années, le temps quotidien s’est accéléré et le temps de la construction avec. L’accession à la propriété est plus difficile dans les métropoles, les baux tertiaires se sont raccourcis, laissant à terme des plateaux obsolètes. Pourtant le bureau demeure un produit spéculatif rentable, plus que le logement en tout cas, pour l’opérateur économique qui le finance. D’où la surproduction qui en 2014, apprend-on ici, s’élevait à 2, 2 millions de m² impossibles à louer sur déjà 3,9 millions de m² vacants. Transformer les plateaux libres et dépassés en logements apparaît donc comme une réponse intelligente à cette aberration immobilière.
Seulement, la mise en œuvre de l’idée est toujours bien plus compliquée que d’avoir l’idée. Surtout qu’en France, le concepteur, le financeur, la ville, l’utilisateur se heurtent à tout un ensemble de normes et de règles qui empêchent d’agir au moment où cela serait le plus opportun. L’architecte, en tant que concepteur, doit avoir en moyenne cinq ans d’avance sur le temps, puisque c’est la durée convenue pour faire sortir de terre un projet en France. La lente adaptation des permis et la multiplication des recours font obstacle à la dynamique de la réflexion.
Les bonnes volontés ripent aussi rapidement sur la question du financement car, sur des immeubles conçus dans la seconde moitié du XXe siècle, la réversibilité demande une manne financière plus conséquente que pour une simple opération neuve. La solution que propose Patrick Rubin est de prévoir la réversibilité au stade des études, anticipant enfin la vie des édifices non plus sur 50 ans mais sur bien plus longtemps. Il faut selon lui faire preuve de clairvoyance, anticiper l’ubérisation de la société, anticiper que les frontières public/privé tendent à s’abolir, anticiper que le ‘monde du travail’ avec les smartphones et autres tablettes ne sera plus monolithique, rejoignant l’espace privé de la maison sur des plages horaires de grandes amplitudes.
Dès aujourd’hui, des études montrent cependant les limites des systèmes collaboratifs, libéraux et participatifs. AirB’nB permet des vacances moins chères, avec Uber un service de chauffeur privé moins onéreux qu’un taxi, avec Blablacar… Mais peut-on envisager de concevoir un édifice, qui plus est à très longue perspective, à la manière d’une start-up, dont le modèle bancal commence à donner des signes de faiblesse ?
«La réversibilité́ ne peut se concevoir que comme une anticipation recréatrice de l’architecture, repensée à l’aune de nos manières d’habiter en complète transformation. Habiter, c’est-à-dire à la fois se loger, travailler, étudier, se divertir, aimer et vieillir, en constatant que toutes nos activités publiques et intimes sont devenues de plus en plus imbriquées et mobiles», souligne Patrick Rubin.
La limite de l’argument est peut-être que la conception initiale se faisant à un moment M, que puisque le temps passe si vite, alors dans M+10 ans, à peine livré en somme, le bâtiment aura de toute façon pris un train de retard sur son temps. Le serpent commence à se mordre la queue.
D’autant que la problématique, comme bien souvent, reste financière. A l’heure où les collectivités vendent leur foncier au plus offrant et laissant à la promotion immobilière le loisir de construire toutes les catégories de logements et de bureaux, comment convaincre des opérateurs dont le but est bien souvent de se séparer de leurs ouvrages le plus rapidement possible de leur intérêt à construire réversible ? Quand le bâtiment est vendu en VEFA à un bailleur unique, la possibilité de la réversibilité, si elle a été pensée en amont, peut demeurer une plus-value pour le bien, mais qu’en est-il lorsque l’édifice est divisé en lots individuels ?
Afin de contrecarrer l’obsolescence programmée qui pèse aujourd’hui sur les bâtiments et en limiter les effets, l’agence Canal Architecture s’appuie que sept principes. Avant toute chose, les cadres économique, juridique et réglementaire qui empoisonnent les acteurs de l’immobilier doivent être repensés pour libérer l’esprit créatif des concepteurs et peut-être le porte-monnaie des promoteurs.
«Dans la chaîne complexe des responsabilités, opportunités et contraintes de toute nature qui pourrait mener à la mise en place de nouvelles façons de construire, le rôle de l’architecte n’est vraisemblablement pas le plus difficile. Il lui revient, avec l’aide des ingénieurs, de concevoir et dessiner les dispositifs, systèmes et procédés qui rendront vraisemblable la succession des programmes, sans obérer la qualité́ spatiale, en restant au plus proche de sa mission fondamentale», indique Patrick Rubin. D’autant que les règles sont différentes selon les typologies et les villes.
Une hypothétique opération permet à Canal Architecture d’illustrer son propos, avec moult dessins, schémas et plans. Pour faire passer ses idées, Patrick Rubin est aussi passé maître dans l’art de la pédagogie. Il propose de revoir les épaisseurs de bâtis, d’uniformiser les hauteurs d’étages, le retour à un procédé constructif poteaux-dalles pour une meilleure flexibilité des espaces intérieurs…
Sur la forme, la réflexion de l’architecte se noie peut-être un peu dans un agglomérat de concept et un vocabulaire des plus à la mode. Quand sera-t-il demain ? Les concepts auront évolué, comme le montre la fiction qui achève le livre. Cependant, l’ouvrage de Canal Architecture a le mérite de proposer des réponses aux questions soulevées aujourd’hui et de donner la parole à autant de pions que l’échiquier de la ville peut en compter, croisant les points de vue, les regroupant aussi.
> Télécharger le livre «Construire Réversible » (sur le site Internet de l’agence CANAL Architecture).
Léa Muller