Lors des consultations, les projets sont-ils désormais choisis au poids ? Les marchés publics dématérialisés en tout cas encouragent l’obésité.
Dans cette quête sans relâche des caractéristiques biomimétiques ou darwiniennes des comportements urbains, s’il est un domaine où les approches organiques sont complètement dépassées, irréelles et hors de compréhension, c’est celui de l’obscur et tortueux code des marchés.
A moins d’imaginer un ADN loufoque, saugrenu, et totalement chimérique, il est impossible de voir, dans le règne végétal ou animal à quel réflexe biomimétique s’apparente cette bizarrerie parfaitement extravagante, surtout en considération de ce que les cadres territoriaux en ont fait.
Tout le monde architectural sait de quoi il s’agit, tout le monde en souffre et personne n’en comprend bien la logique (à part peut-être quelques énarques pervers jouissant sans entrave de la portée pernicieuse, voire satanique, des tortures qu’il inflige à ceux qui l’utilisent).
A l’origine du code des marchés se trouve l’Ordonnance Royale du 14 novembre 1837 qui fixe les termes des actes permettant au gouvernement du roi de gérer les commandes d’Etat, et accessoirement d’être simultanément juge et parti pour des fournisseurs du royaume, suite à de trop évidentes prévarications, copinages, et autres collusions qui, grâce à cette loi auraient totalement disparu (on peut toujours rêver…).
Les scandales successifs des troisième, quatrième, puis cinquième République, lois après lois, décrets après décrets, ont fixé les règles qui rendaient les pratiques délictueuses de plus en plus complexes, sans réussir toutefois à les supprimer, comme un labyrinthe dont on aurait complexifié à l’extrême les circonvolutions, sans toutefois parvenir à éliminer à jamais bonus et pots-de-vin.
Au début cette loi encadrait les commandes du principal cadre des achats de l’état : l’armée. C’est la raison pour laquelle a été initialement fixée à trois ans la durée des preuves d’activité du postulant : s’il devait fournir des chaussures pour nos soldats, et ainsi établir la confiance de l’acheteur public, il fallait qu’il soit en mesure de prouver combien de chaussures il avait fabriqué ces trois dernières années… Et c’est ainsi que siècles après siècles, l’usage initial perdurait et infectait les autres secteurs économiques qui se sont mis à fournir l’Etat. Indifféremment pour les fournisseurs de chaussures ou de ponts suspendus, la production témoin est basée sur les réalisations des trois dernières années.
Ainsi, pour les architectes postulant à une consultation, comme pour tous les autres prestataires ou producteurs, les quantités sont strictement limitées à l’activité des trois dernières années. Et peu importe si la durée de gestation et de fabrication d’un projet d’architecture est largement supérieure à trois ans, c’est la règle.
Si l’équilibre entre les fournisseurs est souhaité, les fabricants de chaussures n’ont qu’à mettre également cinq à six ans à fabriquer une paire chaussure pour rétablir l’équité.
Donc trois ans !
Il est un nombre considérable de chefs-d’œuvre de l’architecture qui ne vaudraient pas tripette dans les arcanes de ces êtres délicats et éclairés qui font perdurer ces lois imbéciles. Heureusement que changer une date sur un projet n’est pas si compliqué, pour le faire durer un petit peu plus au-delà de ce cirque triennal quand on fait partie des quelques pauvres architectes qui ne réalisent pas 16 000 paires d’école dans l’année.
Peut-on pour autant se réjouir qu’à un moment du processus de fabrication d’un projet d’architecture, les architectes deviennent eux-mêmes acteurs de la farce pour les appels d’offres des entreprises et, complices du chancre malin de l’Ordre Poétique des CERFA et autres expressions de la vindicte républicaine ? Gagnés au respect des procédures, sinon convaincus, ils perpétuent les coutumes, et de victimes, ils deviennent bourreaux.
Une fois admises ces arcanes réglementaires si pesantes du Code des Marchés, malheureusement les choses se compliquent diablement grâce aux prouesses créatives des célébrissimes cadres territoriaux qui surenchérissent de talent pour agrémenter ce qui leur paraissait trop simple.
Les documents administratifs tordus sont insuffisants à étancher la soif d’inventivité des responsables des commissions techniques et autres assistants à maîtrise d’ouvrage.
C’est alors que paraissent la symphonie des tableaux Excel et le feu d’artifice des Power Point.
Rivalisant d’ingéniosité, ces pensums sont autant d’inventions délirantes faites pour valoriser le travail de ces cadres devant leurs patrons responsables de la commande publique ou élus.
Quarante-deux lignes et vingt-huit colonnes sur un tableau Excel valent quelques points d’avancement alors que deux ou trois lignes et colonnes seulement sont une marque de la pauvreté créative des services et deviennent la moquerie d’autres, bien plus prompts à demander le SIRET sur une ligne et le SIREN sur une autre (et hop, une ligne de gagnée). Et quand est en sus demandé le code APE sur une ligne supplémentaire, là, on sait qu’on a à faire à des cracks. Orgasme garanti chez les agents de la République, méfiance absolue de l’autre côté du marché : classe olympique de la maîtrise d’ouvrage !
La présentation de quelques-unes des 16 000 paires de références est également l’objet d’une mise en forme digne d’une épreuve des écoles de graphisme les plus pointues : 5 cm de marge à gauche, nom du candidat sur une ligne de 7 cm en haut, et au centre, petits biais sur les membres du groupement, les artistes en Excel se défoncent … trois images par référence ou plan masse obligatoire ? Le tout sur format portrait en 21 x 29,7 ou paysage en A3 ?
Et ne parlons pas des notes de motivation, ou d’intention (légèrement différentes), à laquelle il est inconvenant de dire que la principale motivation est d’exercer son métier. Auxquelles s’ajoutent la description des moyes et l’incontournable organigramme de l‘équipe de maîtrise d’œuvre.
La nomenclature et le classement de cette dizaine d’éléments supplémentaires, dont l’absence ou l’incomplétude est éliminatoire, deviennent là encore un inénarrable et inépuisable sujet de réjouissance.
En quelques dizaines d’années de consultations diverses, je n’ai jamais vu un seul de ces modes de présentation similaires. A croire qu’il existe un recueil secret de toutes les combinatoires Excel/Power Point à consulter pour chercher une nouvelle formule inédite, la plus chiante possible.
Heureusement, déterminé à défendre la simplification des procédures, et afin de veiller à l’harmonisation de TOUS les bonus du code des marchés, dont l’inflation n’a d’égal que la créativité de la bureaucratie, l’Ordre des Architectes veille…
Quel but secret poursuivent ces procédures perverses ? Je m’en suis inquiété pendant des années jusqu’au jour où j’ai eu une révélation en devenant Architecte Conseil d’une collectivité de la région parisienne et, en tant que tel, j’ai assisté à une de ces fameuses commissions techniques pour un concours de Centre Culturel organisé par la Communauté de Communes. Là, j’ai enfin vu comment se faisaient les éliminations pour permettre au jury de choisir entre 15 ou 20 candidats et non les 250 dossiers retenus.
Révélation !
Un organigramme en couleur : deux points ; un organigramme en noir et blanc : un point. Absence d’organigramme zéro point. Tout juste si la typo des tableurs n’est pas notée. Quand on additionne les points obtenus afin d’obtenir le classement de cette commission technique, le choc est grand de voir le profil de la quinzaine de lauréats parmi lesquels les membres du jury devront choisir.
Edifiante compétition de secrétariat administratif !
Les quinze architectes choisis peuvent être des brèles totales en architecture, la justification de leur invitation à cette consultation tient à l’habileté de leurs tableurs. C’est déjà ça.
Bien sûr, les membres du jury final ont toujours la possibilité d’aller rechercher parmi les 250 dossiers laissés-pour-compte (ce que l’on fait quand on voit qu’un copain n’a pas eu les honneurs de la commission technique) mais les élus, majoritaires au jury, font en général confiance au classement de la commission technique… Et Béret Barbot affrontera Ducran Lapoigne et Lajoie associés…
Donc l’organisation de ce concours, pour laquelle j’ai été complice, à mon grand déshonneur, se passait alors sans dématérialisation, ce qui faisait le bonheur des membres de la commission technique qui se délectaient de la masse impressionnante des tableaux Excel et autre Power-Point. Plus il y en avait, et plus ils sentaient leur travail valorisé. Peut-être bibliophile, leur plaisir résidait, dans l’édition originale, et non dans le sinistre pdf de l’époque actuelle. Peut-être existe-t-il même un cours des éditions originales de tableaux Excel des grands noms de l’architecture (il serait intéressant de connaître la cote d’un organigramme original en couleur de l’agence Piano pour le concours du Palais de Justice ?).
A l’époque, pas si lointaine, où les procédures étaient matérielles, il y eut une période assez courte (de l’ordre d’une vingtaine d’années), entre le jour où Microsoft Office a commencé à être utilisé par les agents des collectivités et la dématérialisation des procédures, période pendant laquelle la production de papier fut considérable.
Selon le vieil adage selon lequel la valeur d’un agent territorial est proportionnelle à la masse des documents qu’il produit, la découverte de la commande ‘control C’ / ‘control V’ a été l’Eldorado de la fonction publique.
L’écueil étant que figure dans un programme de crématorium, le dimensionnement des tatamis, ou la largeur des lits médicalisés pour une crèche, mais chaque nouveau programme s’enrichit des programmes précédents jusqu’au délire de plus de mille pages pour un simple Centre aéré.
Cet encouragement à l’inflation du volume de papier de l’ordre de mille pages pour un dossier de concours, s’est, hélas pour les papivores de l’administration, tari ce triste jour d’octobre 2018 où les procédures dématérialisées sont devenues la règle.
Mais heureusement pour le genre hominidé administratus le ‘Control C’ / ‘Control V’ n’a pas cessé, bien au contraire, il est devenu même plus légitime, puisque tant qu’on est dans la dématérialisation, dématérialisons également la pensée par l’accumulation des paragraphes, la valeur ne se mesurant plus en pages, mais en kilo-octets, l’avancement au poids a des équivalences.
Il faut juste savoir qu’une page papier en pdf vaut environ 30 k pour estimer qu’en dessous de 30 Méga, un dossier de consultation ne vaut rien !
Et à 30 Mégas, merci WeTransfer du service rendu à la Nation…
François Scali
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