Le Centre Pompidou-Metz propose une relecture de l’histoire de l’art dans son versant intime au travers de l’histoire de quarante couples modernes. Emulsions créatrices ou destructrices, période rose ou période bleue, ces histoires sociales transparaissent dans l’évolution des œuvres.
Comme le dit l’adage, formulé quelques siècles plus tôt par le poète Legouvé «derrière chaque grand homme se cache une femme». L’art, avec un grand A, celui qui comprend tous les arts, n’en est pas dépourvu. Le Centre Pompidou-Metz, en collaboration avec le Barbican Centre de Londres, sous le commissariat d’Emma Lavigne, Jane Alison, Elia Biezunski et Cloé Pitiot, déroule l’histoire intime de duos d’où l’art en est sorti grandi.
Des couples mythiques, comme Pablo Picasso et Dora Maar, Robert et Sonia Delaunay, Eileen Gray et Jean Badovici, Charles et Ray Eames… mais aussi des personnalités demeurées dans l’ombre de leur partenaire sont présentées, dont la dessinatrice Suzanne Malherber, dite Marcel Moore, compagne de la photographe et auteure Lucy Schwob, dite Claude Cahun, ou encore la pianiste Nelly van Moorsel, épouse du peintre, architecte et théoricien Théo van Doesburg.
L’exposition interdisciplinaire présente, au travers de 800 œuvres, une quarantaine de couples modernes, des tandems d’artistes avant-gardistes de la première moitié du XXe siècle.
Le Centre Pompidou n’est d’ailleurs pas inaccoutumé de cette thématique. Pontus Hulten, alors directeur du Musée national d’art moderne, envisageait dès 1974 les musées comme des «lieux de grande concentration sensuelle». Il ouvrit la voie à des expositions proposant de relire l’histoire de l’art sous l’angle de l’érotisme ou du genre. Le sexe de l’art, en 1995, démontrait «qu’au-delà d’un simple sujet ou motif artistique, le genre est partie prenante des processus de l’art lui-même dont les productions n’ont eu de cesse de brouiller les déterminismes biologiques et culturels», explique au catalogue Emma Lavigne. Plus récemment, en 2009, l’exposition elles@centrepompidou donnait la parole aux artistes femmes.
Amour subversif
Cette fois-ci, le processus créatif est exploré sous le prisme des relations amoureuses. Qu’il soit officiel ou clandestin, exclusif ou libre, le couple donne naissance à «des zones d’échanges, de confrontations et d’influences où fructifient les œuvres, les concepts et les mouvements», expliquent les commissaires. Il s’agit de comprendre les phénomènes de porosité qui façonnent le couple, comment l’un est influencé par l’autre.
A travers le prisme de cette cellule organique et créatrice, c’est la notion même de modernité qui est questionnée. Les libertés d’expression du couple, sociales, culturelles, et sexuelles accroissent la limite des possibles. La relation amoureuse est d’autant plus subversive qu’elle est susceptible de bouleverser les institutions en place et menace l’ordre établi. L’innovation artistique est au plus près de l’agitation des mœurs et du quotidien. Dans ces temps de bouleversements politiques et identitaires marqués par l’entre-deux-guerres, comment ces couples d’artistes ont-ils vécu, modifié, déformé ou surmonté un modèle préétabli à l’heure où l’art moderne prônait sa grande révolution ?
Et Dieu créa la femme
Segmentée en quatre parties, l’exposition confère des «cellules vivantes» dans lesquelles chaque couple d’artistes se voit dédier un espace complet et indépendant. Elle s’ouvre sur les costumes mystiques des danseurs Walter Holdt et Lavinia Schulz, traduisant les convulsions des corps, l’éclatement des structures patriarcales de la société tout en tentant d’incarner des rêves d’utopies.
C’est notamment l’occasion de faire connaissance avec Nelly van Moorsel, épouse de l’architecte et théoricien fondateur de la revue De Stijl, Theo van Doesburg. Pianiste de formation classique, elle découvre l’avant-garde au contact de Theo, qui renouvelle le style vestimentaire de sa compagne et transforme jusqu’à sa coupe de cheveux et son maquillage pour la métamorphoser en une véritable «new woman», archétype de la femme moderne émancipée. «Van Doesburg m’a transformée de l’intérieur comme de l’extérieur», dira Nelly dans ses mémoires. Jamais la notion d’architecte démiurge n’aura eu autant de signification…
La seconde partie de l’exposition s’intéresse à la réinvention du quotidien qui, dans un élan libérateur, rend l’espace élastique, voire infini, jusqu’à tendre vers l‘abstraction. L’architecture, est une unité organique renouvelée, s’érigeant sous des traits encore inexplorés, explique Cloé Pitiot. Lignes inconnues, formes inédites, modèles dissidents, «la maison dévoile désormais les états d’âme du couple, transcendant la géométrie, devenant une demeure d’immensités partagées», poursuit-elle.
L’exposition invite à s’immerger dans la villa E 1027 d’Eileen Gray et Jean Badovici, dont le nom, combinaison de ceux des deux architectes – E pour Eileen, 10 pour le J de Jean, dixième lettre de l’alphabet, 2 pour le B de Badovici et 7 pour le G de Gray – résume à lui seul l’impénétrabilité de la relation du couple.
Deux autres espaces immersifs s’offrent à la vue du visiteur : la boutique Artek d’Alvar et Aino Aalto, fruit de leur collaboration intellectuelle et artistique, qui ne cessera qu’à la mort prématurée d’Aino en 1949. L’autre salle, consacrée à la Case Study House n° 8 de Charles et Ray Eames, témoigne d’une construction qui se terminera à quatre mains, celles de ce binôme mythique qui, une fois établi dans cet écrin de modernité, continuera de développer de savants projets.
Les deux dernières thématiques de l’exposition présentent, pour l’une, plutôt une vision surréaliste, où les rencontres extraordinaires provoquent parfois l’apparition du merveilleux et engendrent des œuvres hybrides, dans un alliage inattendu, avec en vedette, le couple de Pablo Picasso et Dora Maar, duquel a notamment germé le célèbre Guernica. La dernière partie, quant à elle, s’attarde sur une nature subjective, non conventionnelle, reflet de voyages intérieurs dans un élan idéaliste alors même que l’industrialisation et la modernisation des villes s’accélèrent.
La modernité du couple
Au palmarès, citons d’autres couples célèbres d’architecte, comme Anne Tyng and Louis Kahn ou Aline and Eero Saarinen, madame ayant édité Eero Saarinen sur Son Œuvre, une étude exhaustive sur le moderniste prolifique et révolutionnaire. Et encore Denise Scott Brown et Robert Venturi, dont l’épouse ne sait jamais vu décerner rétroactivement le prix Pritzker que son mari a reçu en 1991, malgré l’appel de militants à reconnaître la valeur de leurs entreprises comme étant commune.
Plus récemment, nous citerons Brendan MacFarlane et Dominique Jakob, qui enrichissent mutuellement leur dialogue et leur pensée. Ou alors l’agence 2Portzamparc, qui correspond à la mutualisation de celles d’Elizabeth et Christian de Portzamparc, qui depuis leur rencontre en 1981, ont pourtant continué à élaborer chacun leurs projets dans leurs agences respectives, et continuent de le faire encore aujourd’hui.
Si déjà dans les années 50, l’artiste, par le biais du couple, refusait la signature égocentrique, l’architecte démiurge semble bel et bien être aujourd’hui descendu de sa tour d’ivoire, étendant cette microcellule à celle de l’association de tierces personnes. Désormais, les nouvelles agences répondent rarement à un seul nom mais plutôt à celui de deux, trois ou quatre associés, quand les agences ne font pas équipe ensemble.
La cellule du couple serait-elle remise en question, s’élargissant à celle de l’équipe pour répondre à des contraintes de plus en plus drastiques ? Verrons-nous naître un jour une exposition sur ces équipes créatrices à six ou huit mains ? Qui sont les nouveaux couples modernes ? Le couple est-il seulement toujours d’actualité ?
Amélie Luquain
*Couples modernes. Jusqu’au 20 août 2018. Centre Pompidou-Metz