A l’heure de la mobilisation des architectes contre la loi ELAN, le Conseil régional de l’ordre des architectes Bourgogne-Franche-Comté (CROABFC) démontre que, mieux que la balle dans le pied, la balle dans la tête. A Dijon (Côte-d’Or), une rénovation pour les nouveaux locaux de l’institution, qui se voulait un symbole du savoir-faire des architectes, se révèle être un fiasco absolu. Voyage sur Zorg !
Fin avril 2018, les architectes inscrits au CROABFC ont eu le plaisir de recevoir de la part de leur Ordre de proximité – un nouveau bureau élu aux élections ordinales d’octobre 2017 – une ‘newsletter trimestrielle N° 2’ sobrement intitulée : ‘Situation financière & immobilière’. Au fil de la lecture, les architectes du cru ont ainsi pu prendre la mesure d’un désastre dont ils subodoraient depuis quelque temps l’imminence.
Question : un conseil régional de l’ordre des architectes peut-il être mis en liquidation judiciaire ?
Voyons. En 2014, sur une autre planète, François Peyre, architecte du patrimoine à Dijon, a un ‘grand projet’. A peine élu président du Conseil Régional de l’ordre des architectes de Bourgogne (CROAB), il entreprend ce dont ses prédécesseurs ont toujours rêvé : doter le Conseil, aujourd’hui logé dans des bureaux «indignes de notre mission», de locaux flambant neufs qui seront la démonstration du savoir-faire des architectes en ce pays.
A ce titre, avec la bienveillance de la ville de Dijon pour un projet d’intérêt général, le CROAB acquiert pour 200 000€ un bâtiment connu sous le nom de «La Maison du Colonel», un officier dont, soit dit en passant, nul ne semble connaître le nom. Le bâtiment comprend 773 m² répartis sur trois niveaux + sous-sol. Beaucoup plus que les 200 à 250 m² dont le CROAB a besoin. D’où le ‘grand projet’ avec «des partenaires».
Joint par Chroniques d’architecture, rien que d’y penser à nouveau, l’ex président François Peyre s’enflamme aujourd’hui comme hier. «Cette maison rassemblera l’essentiel des acteurs praticiens de l’architecture. Elle est prévue pour accueillir, outre les bureaux de l’ordre des Architecte, la Maison de l’Architecture de Bourgogne, les associations et syndicats d’architectes régionaux, le centre de formation des architectes (CREPA), une vaste surface d’exposition intérieure et extérieure, des salles de réunion et de formation éventuellement ouvertes à des tiers. Un espace d’information et de documentation permettant des manifestations culturelles ponctuelles est également prévu», explique-t-il encore, citant le programme. Bref le ban et l’arrière-ban de la profession étaient conviés à la fête.
De fait, un concours d’idées ouvert à tous les architectes de l’ordre bourguignon connaît un certain engouement local (37 projets proposés) puis une équipe de maîtrise d’œuvre est désignée pour le projet de restructuration. Lauréate, une jeune agence de Dijon : Godart + Roussel. Un permis de construire est déposé en juillet 2015 et obtenu le 25 février 2016. Le budget prévisionnel, assure François Peyre, était de 800 000€.
«Nous avions une bienveillance extrême pour ce projet. Nous tenions à ce que tout soit fait dans les règles de l’art car nous savions que nous serions jugés par nos pairs. Nous avions tout intérêt à montrer que nous étions de bons professionnels. Nous nous sommes passionnés et avions tout dessiné, jusqu’à la poignée de porte, à la suisse», explique Paul Godart de son agence pas loin de la frontière.
Dans un document daté de 2014, le CROAB estimait le coût de l’ensemble du projet à près de 1 M€, chiffre repris par Le Moniteur en 2017. Donc quand Godart + Roussel présente un budget de 750 000€ HT, peu ou prou celui annoncé lors du concours, l’agence pense être largement dans les clous.
«De l’APS jusqu’à l’APD, pendant la consultation des entreprises nous étions à peu près dans l’enveloppe. Nous sommes jeunes mais nous connaissons les coûts», soutient Paul Godart. Difficile en effet de voir l’intérêt de l’agence à planter un projet aussi symbolique. Surtout que, à Dijon, tous les architectes connaissent les prix de revient d’une telle restructuration. Comment et pourquoi tricher ?
Et puis il ne s’agit de rien d’autre que de la réhabilitation d’une maison de province, pas d’une canopée à Paris.
«Godart + Roussel étaient à 1,3M€», assure pourtant François Peyre, ce dont se défendent vivement les architectes lauréats. En tout cas, selon lui «à l’issue d’une quinzaine de rencontres du comité de pilotage», le CROABFC a jugé bon de résilier le contrat des architectes. Son président, d’évidence en panne de financement, se targue alors de faire baisser les coûts et, de maître d’ouvrage, voilà bientôt l’institution également maître d’œuvre. En tout cas François Peyre engage les travaux. «Il n’y avait pas besoin d’une maîtrise d’œuvre d’exécution puisque, en attendant la mise en œuvre du projet global, il ne s’agissait que d’aménager les bureaux du CROA», se défend-il.
Un aménagement ? Sur quels plans ? Sans changement de permis de construire ? Du travail d’architecte ?
«A ce jour, les travaux des combles sont terminés mais ils ne sont pas accessibles PMR et ne sont pas conformes au PC déposé», note avec tristesse la lettre du CROABFC. Vraiment exemplaires les futurs bureaux des architectes conseillers de l’ordre !
François Peyre se perd un peu dans ses explications. D’un côté il assure que ces nouveaux espaces aménagés dans les combles sont spacieux, lumineux, etc… Et qu’il n’y avait pas besoin d’un accès PMR puisque ce n’est pas un lieu public. Et que l’ascenseur pouvait attendre le jour où sera mis le œuvre le ‘grand projet’ dans sa globalité. Mais de l’autre, à la question de la maîtrise d’œuvre, il assure n’avoir pas touché aux cloisonnements, sinon pour y installer des portes, mettre l’électricité aux normes et passer un coup de peinture.
Toujours est-il que ce qui a été réalisé à ce jour concerne le désamiantage, la cage d’escalier et l’aménagement des combles, un chantier à 700 000€ tout de même avec, déjà, un déficit de 55 000€ par rapport au budget réellement financé.
Ce qu’il reste à faire ? Rien moins que deux niveaux à rénover, le rez-de-chaussée et le R+1, pour environ 416 m², l’installation d’un ascenseur, les façades et les espaces extérieurs. «Selon le ratio des travaux d’aménagement déjà réalisés, soit 1 356€ TTC/ m², hors parties communes et frais annexes, il reste à investir 564 096 € auxquels il faut ajouter l’ascenseur, les façades et les aménagements extérieurs», prévient le bureau garant de l’ordre bourguignon-franc-comtois.
A ce compte-là, c’est-à-dire à peu près 1,3M€ tout compris, Godart + Roussel aurait sans doute déjà livré leur bâtiment !
Quant au financement futur, mystère, sinon que les partenaires putatifs comme la FFB sont partis en courant et ce n’est pas un partenariat avec la Maison de l’architecture qui paiera le loyer.
Selon le contrat de vente de leurs locaux actuels, le CROABFC doit avoir quitté les lieux le 30 juin 2018. «Les nouveaux locaux sont prêts à accueillir le conseil régional», soutient François Peyre. Un comble ?
Le règlement du concours, parfaitement vertueux, précisait que «chaque architecte est considéré, a priori, comme compétent et capable en raison de sa formation et de sa pratique régulière». Cela vaut-il aussi pour les architectes de la maîtrise d’ouvrage ? Le nouveau bureau du CROABFC rappelle d’ailleurs dans son texte que «le CROA n’a pas vocation à se lancer dans la promotion immobilière». Cela ne va apparemment pas sans dire, surtout avec autant de succès !
La maison du Colonel est aujourd’hui à l’abandon. Pour autant, sur le panneau de chantier, c’est toujours l’agence Godart + Roussel qui est indiquée en tant que maître d’œuvre du projet. Bonjour la réputation dans une petite ville de province ! «Tout Dijon vient nous voir, la presse locale se gausse», se désole, amer, Paul Godart. Rien que d’en parler, l’émotion saisit l’architecte qui, avec son associé Pierre Roussel et leurs six salariés, avait fêté au champagne leur victoire à ce concours de prestige.
L’agence a fait valoir que, au nom de la propriété intellectuelle, la moindre des choses serait de retirer son nom du panneau de chantier. Mais, pour le maître d’ouvrage, la difficulté est de savoir par qui la remplacer dans la case réglementaire !
Puisque la justice s’en est mêlée, un courrier recommandé comminatoire du CROBFC a demandé à Godart + Roussel le détail de tous leurs projets réalisés à ce jour, soi-disant, selon l’architecte, «pour vérifier qu’il n’y avait pas de signature de complaisance». Un contrôle de routine, évidemment.
En attendant, la Préfète de Région a délégué une expertise financière sur la situation immobilière du CROABFC après fusion. Cette expertise est menée par la Mission d’Expertise Economique et Financière (MEEF), service dépendant de la DRFIP, Direction Générale des Finances Publiques de Bourgogne-Franche-Comté. Nul doute que quand les manifestants contre la loi ELAN défileront sous ses fenêtres, la Préfète de Région saura les prendre au sérieux !
L’ironie est partout dans cette histoire. Comme le grand projet de François Peyre consistait à louer les étages intermédiaires, le rôle de l’escalier intérieur conçu par Godart + Roussel allait au-delà d’une simple distribution des espaces. «L’idée de cet escalier monumental était d’aller chercher le public au rez-de-chaussée et de l’élever vers l‘architecture au fil des étages», raconte Paul Godart.
Cet escalier s’inscrivait dans un projet qui prévoyait deux extensions suspendues à 2,50 m de hauteur émergeant des façades est et ouest. «Conçus comme une boîte traversante positionnée en diagonale», ces volumes devaient guider les circulations intérieures. Sans les extensions, demeure un bâtiment éventré.
Dans cet embrouillamini, ne pas oublier l’administration française et l’esprit de clocher.
En tout état de cause, le CROA de Bourgogne avait lancé son ‘grand projet’ bien avant la fusion des régions, mise en œuvre en 2016 sous la présidence de François Hollande. Soudain, paf, il fallait pour les Bourguignons désormais faire avec les collègues francs-comtois et vice-versa ! Or, à Besançon, l’ancien Conseil de Franche-Comté est déjà propriétaire de locaux entièrement financés d’une surface de 200 m². Alors ce ‘grand projet’ de Maison du Colonel à Dijon rend les nouveaux colocataires méfiants.
François Peyre n’est d’ailleurs pas loin de penser que «les Francs-Comtois» ont savonné la planche de son beau projet. Toujours est-il que, dans un esprit de confraternité et d’apaisement comme il sied aux architectes, les membres des deux bureaux ont finalement convenu que «pour une bonne représentation régionale, chacun des pôles aura pour mission d’assurer une présence ordinale à proximité des confrères et une ouverture auprès de tous les publics pour une large diffusion de la culture architecturale». C’est-à-dire que chacun reste chez soi et que l’entente est cordiale.
Sauf pour le nouveau bureau élu lors des élections ordinales d’octobre 2017.
Lors d’élections ordinales déjà compliquées (renouvellement par moitié) et rendues plus complexes encore cette année-là puisque, outre la parité obligatoire, il fallait, à l’issue de calculs savants, réaliser la fusion des deux régions, l’ancienne équipe de Bourgogne et François Peyre son capitaine ont perdu la main. Le nouveau président est une présidente et ce nouveau bureau, au travers de sa lettre d’information datée de fin avril 2018, a donc pris les architectes à témoin de la gestion de l’équipe précédente.
Pourtant, contacté comme les autres acteurs de cet effarant scénario, à l’issue d’un entretien assez hallucinant, le CROABFC a préféré offrir par écrit une fin de non-recevoir : «La diffusion des newsletters restent (sic) réservés (re-sic) aux architectes inscrits au tableau de l’Ordre. L’Ordre des architectes est un organisme professionnel de droit privé. Par conséquent le Conseil de l’Ordre des Architectes de Bourgogne-Franche-Comté ne fera aucun commentaire». Après avoir envoyé une telle newsletter à des centaines d’adhérents ? Vaudeville ? Vaudecampagne ? Il ne faudra pas en vouloir à la presse locale de n’y rien comprendre…
En tout cas, le CROABFC devra avoir quitté ses bureaux du boulevard Winston Churchill au 30 juin. Manquerait plus qu’il se retrouve à la rue, non pour manifester contre la loi ELAN mais à la rue tout court.
Comme l’indiquent sans détour les auteurs du bulletin : «aujourd’hui, la problématique [du conseil régional] est de trouver d’une part comment financer les 55 883 € de déficit sur les travaux engagés, d’autre part comment financer les travaux restants à réaliser et enfin comment garantir la trésorerie nécessaire au fonctionnement du conseil ?» Sans compter un prêt de 80 000 € à rembourser.
Bonne chance !
Au moins les architectes de Bourgogne-Franche-Comté savent où va leur cotisation.
Aujourd’hui, le CROABFC a initié une démarche auprès de ‘commercialisateurs’, afin de trouver des partenariats financiers. Une idée : puisque le CROABFC n’a besoin que de 200 à 250m² m² au grenier pour le bon fonctionnement de ses services, puisqu’il est question de la Maison du Colonel, pourquoi ne pas installer au rez-de-chaussée un KFC, à l’effigie du Colonel Sanders ?
Quoi qu’il en soit, pour un symbole de la ville contemporaine vue par les architectes, à Dijon, le signal envoyé au grand public est une réussite.
«Il y avait un élan phénoménal pour ce projet», se souvient Paul Godart. «Ce bâtiment aurait pu être un exemple national».
C’est le cas.
Sur Zorg !
Christophe Leray