En attendant l’ouverture de Paris-Photo, le jeudi 9 novembre 2023, dans le Grand Palais Ephémère dessiné par Wilmotte et Associés, dérive urbaine dans différents lieux singuliers où l’art fusionne avec l’architecture. Chronique de l’avant-garde.
8 + 4 = 100 ou 1000 (Vera Molnar)
En premier lieu, parlons de l’implantation dans le sentier de la galerie de l’éditeur Bernard Chauveau. Au nom étrange de 8 + 4, la galerie est installée dans une ancienne boutique (Lili Creuk) à la devanture classique avec une grande baie vitrée encadrée par des boiseries en forme de pilastres ; une sorte d’entablement constitué d’un coffrage aux modénatures rectangulaires affirme sa présence par sa robe noire. Placée au centre de la vitrine et divisée par deux vantaux aux poignets métalliques symétriques, seule la porte vient rompre la transparence générale. L’ensemble est sobre et efficace.
A l’intérieur, le plafond et les cimaises sont recouverts d’un blanc standard ; au sol, le parquet beige donne une certaine plénitude au lieu. Le tout dévoile les derniers travaux de la centenaire Vera Molnar.
Au titre de l’exposition (de circonstance !) et avec un certain humour, 100 croix dessinées à main levée occupent tout un mur de manière aléatoire. Championne de l’abstraction géométrique, l’artiste d’origine hongroise fut une pionnière de l’art inspirée par l’informatique (cofondatrice du groupe « Art et ordinateur » en 1967). Soucieuse d’interroger les relations entre les humains et les machines depuis les années 1950-70, Vera décline les impressions par modulations de variables. Résultat, toutes ces variations engendrent une variété d’œuvres graphiques autour du carré, par exemple.
Un central téléphonique transformé en musée pour la peinture contemporaine
Non loin de là, vers les Grands Boulevards, dans le IXe, une grande masse de briques s’impose au croisement du 15 de la rue du Faubourg-Poissonnière et du 2 de la rue Bergère. Le long de cette dernière, se dessine une perspective où de grandes fenêtres sur trois niveaux sont séparées par des colonnes et découpées par des meneaux en ciment armé ; l’esprit industriel domine. Côté Poissonnière, la continuité rouge orangé de la brique et différentes terrasses en gradins dessinent les contours d’un immeuble réservé aux bureaux. Construit entre 1911-13, puis en 1919-20 (Bureau de Poste), l’architecte François Lecœur en fait un mélange aux signes fonctionnalistes rehaussés de détails « art déco ».
Avant l’installation provisoire dans les locaux de « Bérengère-Trudaine », Paris Internationale, foire d’art contemporain, spécialisée dans un nomadisme patrimonial parisien annuelle, les espaces intérieurs ont été nettoyés pour laisser apparaître la structure en béton armé et les appareillages de briques. Les architectes suisses Christ & Gantenbein ont décidé d’utiliser les diagonales de chaque travée pour y implanter des cimaises composées d’ossatures en métal prolongées jusqu’au plafond et cloisons à parements simples qui s’arrêtent au 2,50 m standard prédécoupé industriellement. Cette singularité offre de la profondeur et brise le fameux « white cube » d’exposition, sans oublier d’offrir un nombre de mètres linéaires conséquents aux artistes exposés.
Sur un des deux longs murs de la galerie Diez (Amsterdam), un duo Degen/Jaton a accroché une série de cinq tableaux. Si nous nous approchons de l’un d’entre eux, attirés par la représentation d’un vieux poste de télévision à la lumière froide, contrastant avec le bazar ambiant éclairé d’un clair-obscur jaunâtre, la surface se révèle ne pas être de l’huile ou de l’acrylique mais une sérigraphie rehaussée d’encre et montée sur contreplaqué. La texture à l’œuvre ici donne à ces vues domestiques ou urbaines une dimension dystopique. Un monde étrange s’ouvre au regard par ses quadrilatères percés virtuellement dans le blanc immaculé de la cimaise.
Direction nord-ouest, vers la gare Saint-Lazare, où une autre foire d’art contemporain nous attend dans un lieu abandonné et bientôt rénové en logements. Ce programme est devenu de plus en plus fréquent dans la capitale car dans un monde idéal, le souvenir du tout automobile doit disparaître, même les bâtiments remarquablement dessinés à cet effet doivent se transformer en logements vertueux. A voir dans le détail…
Un garage brutaliste dédié aux images fixes et séquentielles
Arrivé devant le Grand Garage Haussmann, rue Laborde, dans le VIIIe, la façade du parking aérien rappelle ces grands ouvrages d’art de l’entre-deux guerre, élevés au rang d’architectures remarquables, à l’image du fameux « Ponthieu Automobiles » de Perret (démoli à ce jour). Structure béton et grandes verrières en sont les caractéristiques typologiques. Ici, un bow-window « moderne » le distingue de l’alignement haussmannien néoclassique de la rue. A l’intérieur, huit plateaux sur quatre niveaux sont reliés les uns aux autres par une rampe, le tout en béton armé brut de décoffrage, avec la particularité plastique d’avoir des plafonds en caissons de même facture.
Cette ambiance brutaliste a été soulignée et renforcée par la mise en forme d’une scénographie discrète mais néanmoins expressive. Afin de préserver les espaces ouverts et bruts, L.A.M studio (Léonie Alma Mason, Paris) a utilisé un savant mélange entre lumière naturelle et appoints électriques, agrémenté, ici ou là, d’assises pour le confort des galeries et visiteurs.
OFFSCREEN est une foire où les images fixes, mobiles et les installations vidéographiques font briller les écrans noirs de nos nuits blanches (comme dirait un Claude Nougaro !). Une fois dans l’antre, les fantômes du monde automobile hantent les lieux, l’atmosphère est propice à sentir la présence de spectres. Cela tombe bien, au premier niveau, trois piédestaux surmontés d’un vidéoprojecteur pour chaque support, projettent, côte-côte, trois films en 16 mm en noir et blanc.
Dans le silence, l’ensemble forme une bande horizontale où l’artiste états-unien minimaliste et conceptuel Robert Morris manipule des châssis entoilés recouverts de peinture blanche autour de la grande plasticienne-performeuse Carolee Schneemann. Nous sommes en 1965, cette œuvre historique est un monument de l’art vidéographique, elle se nomme « Site » et évoque « L’Olympia » de Manet (1863).
En symbiose totale avec le lieu, les « blocs de mouvements-durée » (le cinématographe pour aller vite), comme le dit si bien le philosophe Gilles Deleuze, affectent les fonctions sensori-moteurs des visiteurs, qui se mélangent aux protagonistes du film projeté pour devenir, ensemble, une « image-lieu ».
Au dernier étage, au milieu d’un remarquable volume en forme de pyramide tronquée, un grand écran rectangulaire est suspendu ; un court métrage de l’artiste et cinéaste Rosa Barba y est diffusé en recto/verso. « Inside the Outset: Evoking a Space of Passage » a été produit entre 2014 et 2021 ; à la fois un film et une installation de cinéma in situ, ce projet de Land Art interroge la force de l’art quant à son pouvoir de rencontres au-delà des frontières entre Chypre et les territoires sous contrôle turc. Aidée sur place par l’architecte Maya Shopova, l’artiste germano-italienne a construit un cinéma en plein air totalement encré dans le paysage.
La mise en abyme opère dans l’espace fermé du garage par la projection d’un film sur un rectangle aux mêmes dimensions que celles de celui installé au centre d’un théâtre extérieur prêt à recevoir un visionnage. Par sa présence monumentale et la voix off très prégnante, le documentaire prend et fait place littéralement ; il occupe tout l’espace, un autre exemple d’image-lieu.
Après avoir plongé dans les images, voyons si du côté du Champs-de-Mars, le fameux Grand Paris Ephémère de Wilmotte sert au mieux l’accrochage et la vente des œuvres les plus contemporaines et internationales du moment.
Le Grand Palais Ephémère : trop petit pour l’inflation artistique
Place Joffre, la façade principale, tout de verre vêtue, reflète le bâtiment néoclassique de l’école militaire. L’originalité formelle du nouveau bâtiment temporaire n’enlève pas un certain cousinage avec les voûtes du Grand Palais, situé aux abords des Champs-Elysées, ce qui l’inscrit directement dans un style moderne classique. L’éclectisme du voisin vieux d’un siècle est remplacé par un croisement de deux volumes oblongs dont les effets de style se limitent à la mise au grand jour de la charpente. Son ossature bois, recouverte d’une toile blanche et translucide en polymère de source minérale, procure à l’ensemble un rendu singulier et une force plastique.
A l’intérieur les voûtes, toutes en courbes, légères, d’un violet bleu nuit adoucissant, descendent se raccrocher à des murs en panneaux de bois aux couleurs claires. Toute cette architectonique respire la quiétude.
Une fois les cimaises blanches montées et la foule des grands jours, ce dispositif permet non seulement de s’effacer au profit des œuvres exposées mais il préserve cette atmosphère propre à la contemplation, à la réflexion et au commerce !
Toutes les périodes de l’art moderne, postmoderne et contemporain étaient représentées. Si les galeries mondiales les plus importantes (Hauser&Wirth, Gagosian, David Zwirner, Marian Goodman, Perrotin, Pace, entre autres) étaient situées à la croisée des transepts et montraient les œuvres les plus chères, souvent les plus anciennes (Mark Rothko, Suzanne Duchamp, Lucio Fontana, etc.), faute de place, le secteur « Galeries Emergentes » était relégué sous un chapiteau au design digne du mariage de la cousine, pas du tout au niveau de celui du Grand Paris Ephémère.
Victime de son succès, la foire au nom compliqué de Paris+ par ArtBasel, aurait pu financer une extension dans un design au niveau de la radicalité des œuvres exposées.
D’ailleurs, ArtBasel aurait dû demander à sa cousine Design Miami/Paris pour solliciter les galeries spécialisées en design qu’elle expose non loin du Champs-de-Mars, dans un hôtel bien particulier…
Mais cette histoire vous sera contée dans la prochaine chronique de l’avant-garde.
Christophe Le Gac
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*Jusqu’au 13 janvier 2024, Vera Molnar / « Cent (ou mille) façons de faire », chez Bernard Chauveau / Galerie 8 + 4, 13 rue d’Alexandrie, Paris 2. https://www.bernardchauveau.com/fr/molnar-vera/849-vera-molnar-cent-ou-mille-facons-de-faire.html
** Paris Internationale 2023 s’est déroulée du 18 au 22 octobre. https://parisinternationale.com/
*** OFFSCREEN PARIS 2023 a eu lieu du 18 au 22 octobre. https://offscreenparis.com/fr
**** Paris+ par Art Basel 2023 a permis au public de pratiquer le Grand Palais Ephémère du 18 au 20 octobre. https://parisplus.artbasel.com/