Il y a décidément, désormais, quelque chose d’infiniment triste lors de la remise de l’Equerre d’argent. La preuve, Rudy Ricciotti a réussi à faire un esclandre sans dire un mot, et en montrant à peine sa bobine. Lundi 21 novembre avait donc lieu au Palais d’Iéna à Paris la remise de l’équerre d’argent. Des équerres plutôt parce que maintenant il y en a plein.
Tristesse d’abord parce que d’aucuns se souviennent encore quand le Moniteur fêtait ses 100 ans en 2003, il était au faîte de sa splendeur – je crois me souvenir que le premier ministre était venu pour l’occasion – et l’Equerre, ça voulait dire quelque chose, le/la ministre de la culture se déplaçait. Certains étaient heureux, d’autres grinçaient des dents, il y avait un débat, c’était une question importante, la presse nationale et internationale s’en faisait l’écho. En 2003, c’est l’ambassade de France à Beyrouth d’Yves Lion et Claire Piguet qui gagnait l’Equerre d’argent. La guerre du Liban était encore toute chaude et Rouïda Ayache traçait son sillon à Architecture Studio. Certes il y avait des mentions car il était déjà difficile de comparer un gymnase et un musée mais il n’y avait qu’une Equerre et Ricciotti tempêtait et refusait résolument de participer à ces ‘mascarades’ avé l’accent.
Ca c’était avant, avant les fonds de pension. Désormais, la remise de l’équerre ressemble à l’avant et après match d’une rencontre de foot quand chacun des interlocuteurs doit poser et répondre aux questions devant le grand panneau avec le logo des sponsors. Idem désormais pour l’Equerre, les lauréats 2016 sont pris en photo devant les logos des sponsors. Même le prix lui-même, encadré, porte la mention des sponsors. D’ailleurs le Moniteur en est réduit à offrir du mauvais vin aux invités, pour le champagne voir les sponsors. Triste de chez triste.
Encore plus que chacun sent bien que cette nouvelle organisation est balbutiante, les sponsors ne savent pas trop encore où ils habitent et semblent là juste pour faire plaisir. Pour rien puisque cette fois, dans le cadre pourtant majestueux du Palais d’Iéna, siège du Conseil Economique, Social et Environnemental construit par Auguste Perret, la ministre de la culture n’a pas fait le déplacement. Quoi, elle ne voulait pas donner le coup d’envoi symbolique ?
A noter au sujet des sponsors que la MAF est celui de la première œuvre. Quelle ironie n’est-ce pas ? Encore la MAF ne prend-elle pas de risques quand on voit les nominés à la première œuvre. 55 logements ? Une première œuvre ? Vous rigolez les gars ou quoi. Et le lauréat ? Un hôtel d’entreprises à Anglet signé Guiraud-Manenc. Et dire qu’Antoine Guiraud était déjà dans l’équipe d’ Yves Ballot & Nathalie Franck quand cette agence recevait l’Equerre pour l’école Nuyens à Bordeaux en… 2007. Voilà qui ne nous rajeunit pas ! Ok ces architectes ont fait leurs classes (en partie) chez Patrick Arotcharen (un homme de l’art qui devrait penser à filer 50 balles au Moniteur chaque année car en voilà un qui mérite une récompense un jour), mais bon, une première œuvre ? Avec un budget qui se compte en millions ? Si c’est une première œuvre, alors tout ce qui a été fait avant, ce n’était pas une œuvre ? Ils vont être contents les anciens clients…
Mais pour en revenir aux sponsors et à la tristesse de l’évènement, voir le sac-cadeau offert à la sortie aux invités. Un numéro spécial du Moniteur, qui soit dit en passant ne compte pas moins de 15 pages de ‘PubliDossier’ comme ils l’appellent, et la doc des sponsors. On se croirait à un congrès de l’UNSFA ! «On ne peut même pas aller faire les courses avec ce sac» remarque un architecte. Si Le Moniteur voulait faire sa pub à Monop, c’est raté. D’ailleurs, plan Vigipirate oblige, pour accéder à la cérémonie, il fallait passer au travers des portiques de sécurité qui font bip bip. On entre dans le palais d’Iéna pour une grande récompense de l’architecture française et on a l’impression d’aller à l’aéroport. Ce n’est pas bon signe.
Tristes encore les «frais d’organisation». Chacun le sait, il faut désormais payer pour concourir à l’Equerre, que seuls les naïfs persistent à décrire comme un Pritzker français : 50€ HT d’abord puis, comme pour les impôts, 90€ HT pour les retardataires, et c’est pour la première oeuvre. Pour les autres, c’est plutôt 290€ HT, et 390€ pour les retardataires. Cela gâche un peu le plaisir, surtout qu’il y a désormais des sponsors.
Dans un monde idéal, les vaillantes et éclairées équipes du Moniteur scanneraient la production française de l’année et un jury indépendant sélectionnerait le meilleur ouvrage. Plus quelques mentions et la première œuvre, super, on aurait un gagnant. Dans un monde moins idéal – Le Moniteur ce n’est pas l’Aga Khan – les vaillantes équipes, jusqu’à il y a peu, sélectionnaient les projets parmi ceux publiés par AMC, le magazine phare produit par le groupe Moniteur. Un procédé qui prêtait à contestation par ses nombreux préjugés mais au moins le temps n’est pas si loin quand Le Moniteur emmenait son jury visiter les ouvrages nommés pour le prix. La décision du jury pouvait être contestée mais demeurait encore de la part de ses organisateurs un minimum d’élégance. Et c’était gratuit.
Certes le fait de faire payer pour concourir n’est pas une hérésie en soi. C’est ce qui se fait par exemple également pour les concours littéraires : on paye pour être lu. Mais le fait de payer implique aussi un retour, ceux qui ont lu le manuscrit le renvoient avec un mot gentil, sinon d’encouragement. En l’occurrence, sauf pour les lauréats – six cette année ! – il n’y a pas de service après-vente, sinon une invitation «personnelle» à la soirée de remise des prix car il faut faire nombre et donner l’illusion qu’il s’agit d’un évènement important. Vraiment, s’il s’agit pour l’entreprise de couvrir ses frais d’organisation, s’inspirer de l’organisation de la primaire à droite : 2€ de participation, 4 millions de participants. Huit millions, tous les architectes le savent, c’est un budget.
Alors quitte à prendre qui veut et qui paye, il est quand même super triste, ou rassurant, que le jury n’ait eu à choisir que parmi 260 projets. A l’échelle de la production française ? Misère ! Pourtant, d’évidence, de rachat par un fonds ceci en rachat par un fonds cela, Le Moniteur doit être une bonne affaire ou les financiers n’y connaissent rien. Mais sans doute que quelle que soit la marge des actionnaires, elle ne sera jamais suffisante. Bref, quand le sujet devient à ce point matière d’économie – comme on fait des économies avec les coupons du supermarché – il devient compliqué de vouloir incarner l’excellence de l’architecture en France.
Surtout que cela a une autre incidence. Qui va payer 50 ou 90€ ou 290€ pour une chance sur 260 d’obtenir l’Equerre d’argent ? Certes le prix possède encore, juste par la force d’inertie de son histoire, une certaine valeur de reconnaissance mais ce n’est pas comme si le ticket était à 5 000 ou 10 000€, là au moins il y aurait match. Et s’ils n’étaient qu’une dizaine, les comptables du Moniteur y retrouveraient leurs petits. Mais à 50 ou 290€, qui tente sa chance au tirage ? Les jeunes agences sans doute et celles en mal de reconnaissance. D’ailleurs les lauréats de cette année sont les architectes de l’agence Muoto, dont le site internet est… en construction. Le plus étonnant est que cette réalisation fut déjà primée par les Holcim Awards en… 2014. En tout cas, Le Moniteur dans son édition du 11 novembre, se félicite que la liste des 23 nommés soit «le fruit d’une patiente sélection» effectuée par les journalistes maison. Ne manquerait plus que la sélection soit faite par-dessus la jambe…
Certes la plupart des projets nommés et lauréats ont de la tenue et c’est un vent de fraîcheur qui a soufflé sur l’assemblée compassée réunie à l’occasion mais là n’est pas le point. Si l’Equerre doit reconnaître l’excellence architecturale française, difficile de s’appuyer sur un gymnase et six logements sociaux. Sans compter qu’à l’étranger, ils risquent de ne pas comprendre. Le jury ou les vaillantes équipes du Moniteur ont fini par s’en rendre compte. Soudain, au fil de la cérémonie, dans la catégorie ‘Culture, Jeunesse et Sport’, rien moins que le mémorial de Rivesaltes de Rudy Ricciotti et la rénovation de Jussieu par Architecture-Studio. Quoi, deux intrus ? C’est sûr que là, soudain, on ne boxe plus dans la même catégorie. Mais ce sont les arts du Cirque de Mathieu Poitevin, avec NP2F, qui sont lauréats (et c’est un moindre mal).
Question a un associé d’A.S. : «Vraiment, l’agence a payé pour s’inscrire à l’Equerre ?». «Non, on est venu nous chercher et on nous a demandé de participer», est la réponse amusée. Evidemment ! Et Ricciotti, il a payé sa cotise ? Surtout, connaissant la profonde méfiance de l’ombrageux architecte de Bandol, que vient-il faire dans cette histoire ? Surtout pour ne pas gagner !
C’est justement de ces contradictions, entre finance et vulgarité, que naît la seule vraie séquence émotion de la soirée. C’est Marc Mimram, membre du jury, qui s’y colle en annonçant soudain un «prix spécial», dont l’organisation précise qu’il «n’était pas prévu». Et, surprise, ce prix spécial est attribué à Rudy Ricciotti pour le mémorial de Rivesaltes. Marc Mimram trouve alors les mots pour parler d’architecture, pour rappeler à quel point ce mémorial est le souvenir mauvais de la pusillanimité de l’administration française, pour le dire gentiment. Mimram est ému – d’ailleurs Michel Dalloni, directeur des rédactions du Moniteur a prévu pour l’année prochaine une catégorie d’Equerre dédiée aux ouvrages d’art – et le représentant de la maîtrise d’ouvrage, la région Occitanie, l’est aussi au moment de rappeler ces heures sombres de l’histoire.
Moment de flottement sur la scène car Ricciotti s’est carapaté. Confusion.
Et l’on comprend que l’architecte était venu pour l’Equerre, pour redonner un sens à ce prix parce qu’il aime trop la France et que lui aurait su redynamiser cette Equerre en train de se déliter de toutes parts, car Ricciotti croit encore aux prix d’excellence. Mais ça, c’était avant. Le jury pusillanime a préféré lui dédier un prix spécial, comme on signe un faire-part. Autant l’enterrer. Pourtant un premier ministre s’était déplacé pour l’inauguration de son mémorial et, ce soir, Audrey Azoulay, la ministre de la Culture n’est même pas là. Il n’y a pas de justice mais pour le fond de pension, c’est quand même un peu la honte.
Bien sûr, l’équipement sportif de l’agence Muoto à Gif-sur-Yvette est de la belle ouvrage en son nom propre mais, vraiment, c’est avec lui que l’on va aller au combat ? Oui Marc Mimram était ému : «l’architecture est un engagement et je ne veux pas gâcher la fête», dit-il. Il était triste ainsi que quelques-uns d’entre nous. Ricciotti aurait fait son show certes mais, avec son mémorial, il aurait parlé d’architecture.
A noter d’ailleurs que pendant que Le Moniteur coupait les cheveux en quatre pour son Equerre, le RIBA retenait Philippe Prost, seul français, dans sa liste des finalistes 2016 grâce à son mémorial l’«Anneau du souvenir» inauguré à Notre-Dame de Lorette (Pas-de-Calais) le 11 novembre 2014. Finalement, peut-être que cela dit quelque chose de la France, cette capacité à créer des mémoriaux d’exception. Et l’Equerre 2016, en ces temps troubles, aurait eu quelque chose de puissant à dire avec celui de Rivesaltes. Un vrai discours, une recherche, n’est-ce pas cela qu’un prix d’architecture devrait valider ? Et s’il avait gagné cette Equerre, qu’il méritait sans doute à en croire Mimram qui vaut d’être écouté, Ricciotti aurait posé sans doute devant le panneau des sponsors ; il se serait cru au Vélodrome ou à Mayol et il aurait adoré ça !
Bref, les vaillantes équipes du Moniteur ne savent toujours ce qu’elles veulent, sinon que ça ne doit pas coûter cher.
Plus tôt dans la soirée, Catherine Jacquot, présidente du CNOA, expliquait que l’architecture se devait d’être représentative de son temps. Rivesaltes, c’était le passé, le présent et l’avenir de l’architecture. «Ha bah non, Ricciotti est parti» se désolait-on sur scène. Les associés d’Architecture-Studio étaient sans doute bien contents de ne pas se retrouver dans cette galère. Encore eux sont-ils venus de moins loin pour l’humiliation.
Christophe Leray