Un immeuble de plusieurs étages sans chauffage prend froid. Pour les skateurs de Folkestone, il est pourtant chaud bouillant. Chronique d’Outre-Manche.
Folkestone, dans le Kent, semble un endroit improbable pour que l’architecture embrasse enfin le skateboard, sport mondial. La pittoresque ville balnéaire anglaise était autrefois le portail britannique vers la France. Les trains en provenance de Londres se terminaient au port de Folkestone, à quelques pas des ferries. L’Eurostar a tué cette liaison au-dessus de la mer et la gare est maintenant une attraction piétonne linéaire.
Pour la ‘Creative Folkestone Triennial 2021’, le collectif architectural et artistique Assemble a disposé quelques blocs de béton, des rochers et du métal rouillé sur une plate-forme du port de Folkestone. C’est le genre d’objets sur lesquels les skateurs un jour faisaient leurs armes, l’œuvre s’appelle Skating Situations.
Maintenant, à seulement 500 mètres de là, les skateurs ont déjà leur propre bâtiment de quatre étages, enveloppé de métal concassé et avec un porte-à-faux saillant comme la coque d’un navire. Conçu par Hollaway Studio, F51 est le premier skatepark à plusieurs étages au monde, accueillant également les cyclistes BMX et les rollers.
Un skatepark est une zone composée de bols (bowls), de « demi-lunes (‘half-pipes’) » en forme de U et d’autres caractéristiques telles que des obstacles divers. F51 empile trois skateparks les uns sur les autres à partir du rez-de-chaussée pour une superficie totale de 1 872 m².
Au premier étage se trouve The Bowls, du lourd. Conçu par Maverick Skateparks, il est fait de béton, avec un bol de 2,9 mètres de profondeur, son dessous visible comme un testicule suspendu au-dessus de l’entrée au rez-de-chaussée. Ce bowl monstrueux est doté d’une plage en mosaïque faisant écho aux piscines de Dogtown, en Californie, vidangées pour économiser l’eau en 1976/77 et dans lesquelles les skaters locaux ont plongé avec des planches à roulettes au lieu de maillots de bain. Cet étage compte également un mur d’escalade de 15 mètres de haut. Les deux skateparks encore au-dessus, appelés Streetpark et Flowpark, recouverts de contreplaqué et conçus et fabriqués avec des techniques artisanales par Cambian Engineering, sont plus accueillants.
L’ennemi d’un skatepark est l’humidité. L’eau provoque l’érosion du béton et rend les surfaces dangereuses pour faire du skate. Ainsi que l’explique Guy Hollaway, directeur de Hollaway Studios, « s’il y a la moindre dérive de brume marine dans le bowl, c’est ‘game over’ ». Cela signifie que le bâtiment doit être scellé, comme le sont ses petites fenêtres triangulaires. L’air est constamment renouvelé pour éliminer l’humidité et le CO², il y a donc de gros ventilateurs sur le toit, mais les étages du skatepark ne sont pas chauffés. F51 est un bâtiment froid dont l’intérieur ressemble à l’extérieur – parfait pour les skateurs.
Esthétiquement, deux éléments embellissent la fonctionnalité du lieu. Les poutres en acier des plafonds sont peintes en orange vif, Guy Hollaway expliquant que « l’orange est le nouveau noir ». Tout aussi frappantes sont les peintures murales dans tout le bâtiment, des œuvres de grande dimension qui reflètent l’esthétique du skateboard mais sans la superposition chaotique de tags.
Le commissaire de ces fresques est Alex Frost, le chef de projet de F51 et également l’un des artistes. La réception, au rez-de-chaussée, propose une ligne de skates imprimés avec des œuvres d’art de marques et de créateurs locaux. « Ce graphisme en proue du bâtiment permet aux habitants de se sentir chez eux, de s’approprier le lieu », explique Alex Frost.
Les riverains ont accès au F51 à partir de seulement une livre par mois (1,20€), mais les installations sont conformes aux normes internationales, ce qui est d’importance depuis que le skateboard est devenu un sport olympique en 2020. De l’idée révolutionnaire d’offrir plusieurs niveaux de pratique (un dispositif permet aux planchers d’être programmés selon la capacité, le genre, les événements, etc.) à son ouverture à l’art et l’esthétique du skateboard, il s’agit bien là d’une architecture pertinente.
Il est intéressant de noter que F51 a été conçu et financé par Roger de Haan, un magnat local ayant fait fortune en vendant des vacances aux plus de 50 ans. Son objectif affiché est de donner aux jeunes de la ville une raison de rester plutôt que de voir leurs talents et leur énergie aspirés par Londres et au-delà. Ce projet est une « régénération générationnelle », soutient Guy Hollaway.
Les choses ont changé depuis les origines du skateboard au milieu du XXe siècle en tant que ‘sidewalk surfing’ (surf sur les trottoirs), quand des roues de roller étaient fixées sur des boîtes ou des planches et que le territoire était la rue. Maintenant le territoire, ce sont les skateparks limités par leurs bords et encadrés. La société dispose d’un processus de normalisation des rebelles et des esprits libres. D’abord, elle les ignore, puis apprivoise leur territoire, puis commence à « marchandiser » leur activité avant de la convertir enfin en flux de revenus et spectacle contemporain diffusé par les médias mondiaux. Au F51, l’architecture a désormais enfermé le skateboard dans un caisson climatisé.
D’un autre côté, le skateboard est une culture résiliente, automotivante, saine et intensément sociale. Les skateurs vivent leur culture non pas à travers des algorithmes et des écrans mais dans la vraie vie (IRL – in real life). Il a fallu un certain temps pour que ‘l’establishment’ reconnaisse la culture même du skateboard.
Lorsque le bâtiment PierresVives est apparu à Montpellier comme un véhicule extraterrestre profilé pour des géants mais sans roues, ses marches extérieures en béton, ses pentes, ses bancs linéaires et ses garde-corps ressemblaient à un grand territoire pour skateurs. À l’époque, en 2012, j’ai demandé si ceux-là seraient les bienvenus. André Vezinhet, politicien local chevronné, n’a tout simplement pas saisi la question, à l’inverse de Zaha Hadid. « PierresVives ne serait pas le premier de nos projets où ces activités étaient envisagées », me dit-elle.
Pendant ce temps, à Londres, les skateurs ont commencé à utiliser une grotte de béton brutaliste sous la rive sud de la Tamise en 1973, la remplissant de mouvements, de bruits, de cliquetis et de graffitis. C’est devenu une sorte d’attraction qui attire les curieux et les visiteurs. Un plan visant à la remplacer par des cafés et des magasins a fait surface en 2008, provoquant l’indignation. En 2013, les skateurs ont gagné et des architectes ont même restauré l’espace.
Le skateboard est mondial mais reste local – la preuve à Accra, au Ghana, qui a ouvert son premier skatepark*. Ce que l’architecture a fait à F51, bien qu’ouvrant le champ d’une aspiration olympique qu’un jeune avec sa planche peut ressentir, offre un parallèle avec Accra. Les deux ouvrages ont renforcé les liens locaux de la communauté des skateurs et lui ont donné une base pour exceller.
Mais à F51, l’architecture est encore allée au-delà, non seulement pour les skateurs, les grimpeurs et les fans de BMX, mais aussi pour l’avenir démographique et économique de toute la ville. Comme dirait un skateur : « Cool trick !«
Herbert Wright
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*Voir le reportage photo : https://www.theguardian.com/artanddesign/gallery/2022/mar/25/skateboarding-girls-of-accra-harmonie-bataka-in-pictures?mc_cid=b66880d100&mc_eid=d84f67ce28