Il y a un an, je m’essayais pour la première fois à la rédaction d’une chronique et j’y évoquais l’absurdité selon moi du débat sur la densité urbaine.* En effet, aujourd’hui, pour qu’un projet urbain soit acceptable sur le plan écologique, il se doit d’être dense. Comme je l’expliquais l’année dernière, la difficulté de ce discours reste de définir ce qu’est une urbanité dense.
Techniquement parlant, une densité est un rapport entre deux éléments. Pour les matériaux, par exemple, le béton a une densité de 2,4, 2,5 quand il est armé, tandis que le bois, qui a une densité très variable en fonction de son essence, va graviter en moyenne autour de 0,8. Ce rapport est obtenu en comparant le poids du matériau pour 1m3.
Or, au même titre que lorsqu’il est question de densité urbaine, cela ne saurait indiquer une valeur écologique ! Le bois a donc une densité de 0,8 certes, mais s’il a fait le tour du monde pour être exploité et si les 2/3 du tronc sont partis à la déchiqueteuse, son empreinte carbone sera-t-elle finalement meilleure qu’un béton bas carbone ?
Voilà le nœud du problème : s’intéresser à la densité urbaine comme valeur écologique, c’est nier l’approche systémique. Si sur un matériau, élément plutôt inerte, le résultat est déjà hasardeux, il est absolument certain d’être à côté de la plaque dès lors qu’il s’agit d’une population !
Une ville est un organisme vivant. Elle nécessite des entrants : des habitants et tous leurs besoins vitaux (nourriture, eau, énergie, etc.). Elle génère des sortants : ceux qui la quittent et tous les flux vitaux (eaux usées, déchets divers, etc.) Entre les deux, la ville consomme et digère.
Dans les années 60, Buckminster Fuller projetait de mettre des dômes géodésiques sur les villes créant ainsi des écosystèmes autosuffisants. Les politiques urbaines actuelles tentent d’appliquer ce précepte… le dôme géodésique en moins ! Alors, poussons l’exercice, imaginons un dôme géodésique qui isolerait le Grand Paris comme étant une ville écologique… combien de temps avant que les habitants meurent de faim ? Quelques semaines… ? Ce n’est pas avec les quelques pieds de tomates poussant sur les étanchéités bitumeuses ou dans les fosses d’arbres et avec les carottes en serres verticales que les habitants du dôme survivront !
L’une des premières sources d’alimentation, même pour un habitant se revendiquant végan, ne pousse pas sur les toits. Les céréales, fussent-elles sans gluten, ont besoin de champs ! Alors, sauf à reconvertir les places parisiennes en champs de blé et accepter le passage de moissonneuses, il va falloir intégrer la Picardie et la Beauce dans le calcul de densité urbaine.
Il y a pourtant bien des terres agricoles fertiles dans le Grand Paris, et même les terres les plus fertiles d’Europe ! mais au nom de la sacro-sainte densité, elles sont englouties et disparaissent peu à peu sous le campus du plateau de Saclay !
On peut réitérer l’exercice sur tous les entrants ! L’électricité, par exemple, le Grand Paris produit quel pourcentage de ses besoins ? On implante une centrale nucléaire en Ile-de-France ? Non ? Plutôt des éoliennes dans Paris ? Des centrales solaires ? Non ? Alors il faut intégrer dans le calcul de densité les emprises dans les campagnes qui les accueillent avec les emprises des lignes électriques qui viennent jusqu’à Paris.
A l’autre extrémité, combien de mégalopoles assument leurs déchets ? Paris se débarrasse de ses usines d’ordures ménagères sur les villes avoisinantes, ainsi que de son traitement des eaux usées… 0ù épandre les boues ? Dans les parcs parisiens ? Et les hectares pour le stockage des Autolib’, joujou cassé des Parisiens, ne doivent-ils pas être intégrés également dans le calcul de densité ? La liste est longue et applicable à toutes les villes « denses ».
La réalité est que les villes, en croissant, se sont dégagées de tout ce qui les gênait : les industries – sales et polluantes –, le traitement des déchets – dévalorisants –, les marchés de gros – ils prenaient trop de place et généraient trop de nuisances dans les rues –, et bientôt les automobiles ! Les villes n’ont aujourd’hui qu’un seul intérêt, être belles et écologiques. Donc tout ce qui est sale et qui pollue est loin des yeux.
Pour autant, tout ce qui a été sorti de la ville lui permet d’exister ! Et plus ces ‘nuisances’ sont expédiées loin de la ville, plus les fameux déplacements si insupportables aux urbains sont multipliés, plus la campagne doit être industrialisée pour produire en masse les besoins alimentaires des urbains, plus les déchets que génère la ville sont polluants par le volume à traiter et à assimiler par la nature ! Et comme tout a été délégué aux territoires moins denses et aux campagnes, il en résulte cette pensée absurde que la ville dense serait plus vertueuse que la petite ville de campagne.
Quelle que soit l’échelle de la ville, elle ne peut être isolée de son environnement et imaginer que vivre en ville serait « écologique » tandis que vivre à la campagne ne le serait pas est une vision aberrante. D’autant que nombres de territoires ruraux subissent une pression foncière forte des urbains qui achètent des maisons secondaires. Tiens, ces résidences secondaires, doivent-elles être comptées dans la densité urbaine ? Ne font-elles pas intrinsèquement partie de la qualité de vie des urbains qui les possèdent !
Alors pourquoi faudrait-il à tout prix des villes denses ? D’aucuns se basent sur le problème de l’artificialisation des sols, pointant du doigt les zones commerciales et pavillonnaires isolées. Certes la France ne peut pas se glorifier à ce propos : les entrées de villes sont massacrées et le mitage est bien trop important, personne ne peut le nier. Néanmoins les statistiques sont éloquentes : la région qui artificialise le plus de m² est l’Ile-de-France, autrement dit le Grand Paris !
Serait-ce alors une question d’efficacité par rapport au m² construit ? La taille moyenne des logements en France fait 94 m². Dans Paris, ville dense par excellence, on tombe à 59 m² et, globalement, il est considéré que ces logements sont occupés par deux personnes. Donc en effet la ville dense semble plus efficace en m² par habitants.
Mais Paris compte plus de 77 millions de m² habitables, en augmentation constante, quand dans le même temps les habitants quittent Paris. A tel point qu’aujourd’hui, la capitale dénombre à peine 2,1 millions d’habitants, soit 35m² habitables construits par habitant. En croisant ces données, il y a donc à Paris 15 millions de m² habitables construits mais… inhabités ! La ville dense est-elle vraiment efficiente ?
Et si finalement c’était cette efficience-là qui devait être recherchée plutôt qu’une quête de densité car, finalement, quoi de plus impactant écologiquement que l’acte de construire ? Autant que cela soit à bon escient ! Comment justifier une « pénurie de logement » quand les données présentent des surfaces disponibles aussi importantes ?
La « densité » lorsque vous vivez à Monaco ou Singapour est forcément acceptable car la taille des logements la rend vivable, et le fait d’être dans un « pays-ville » n’offre aucune alternative. En revanche elle devient moins acceptable lorsque vous vivez dans un logement exigu – car hors de prix – et qu’à votre porte existent des millions de m² vides.
Il serait intéressant d’avoir ces données sur la plupart des centres-villes que l’on dit denses. Quel est le ratio entre le nombre de m² habitables construits et le nombre d’habitants et quelle est la taille moyenne des logements dans la ville ? Il est ainsi aisé d’en déduire le reliquat de m² construits mais vides ou sous utilisés.
C’est d’ailleurs un indicateur qui devrait être développé à l’échelle du pays soit le nombre de m² habitables construits rapporté au nombre de ses habitants ? Nous commencerions là à disposer d’une vraie valeur écologique et d’un vrai levier d’action. S’il manque des m², il est autorisé d’en construire ou sinon il faut réhabiliter le nombre suffisant ; ou, déconstruire un équivalent ailleurs de ce que l’on construit.
Intuitivement, il semble que superposer les gens dans un immeuble est plus efficace que de les aligner dans des maisons le long d’une rue. Mais si les immeubles sont mités d’appartements vides ou de logements secondaires occupés un mois par an, est-ce vraiment efficace ?
C’est en réalité la « mégalopolisation » de la vie et le clivage qu’elle génère qui interrogent. Sous le discours qui prône la ville dense pour laisser la campagne aux agriculteurs se cache en réalité un système mortifère. La ville a besoin de la campagne car malgré toutes les bonnes intentions la ville ne peut par essence pas subvenir à ses besoins. S’il n’y a plus que des agriculteurs dans les campagnes désertifiées, les agriculteurs eux-mêmes ne pourront plus y vivre. Un agriculteur a aussi le droit d’avoir une famille, des enfants qui ont eux-mêmes le droit d’aller à l’école, de voir un médecin et comment imaginer qu’ils soient obligés d’aller dans une grande ville pour bénéficier du moindre service public ? D’ailleurs près de la moitié des exploitations des agriculteurs français partant à la retraite ne trouvent pas de repreneurs.
Le phénomène est plus inquiétant encore à l’échelle mondiale. La Chine qui compte sûrement le plus grand nombre de mégalopoles est aujourd’hui engagée dans une logique d’achat de terrains agricoles en Afrique et en Europe ! Ce n’est pas pour aider les populations locales mais bien pour subvenir aux besoins de ses populations entassées dans des urbanités denses ! De quoi se poser la question : comment envisager un avenir serein avec des pays qui exploitent des terres hors de leurs frontières pour nourrir leur population, alors même que les populations sur ces terres manquent elles-mêmes de tout, à commencer par la nourriture ?
Finalement plutôt que de fantasmer sur les théories de Buckminster Fuller interrogeons-nous sur celles de Frank Lloyd Wright ? Ne serait-il pas pertinent de regarder avec un œil nouveau Broadacre City…
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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