Il arrive que des créateurs transforment des erreurs de jeunesse en énergie créative inépuisable. Dominique Perrault fait partie de ceux-là. Depuis la BNF avec ses tours trop transparentes pour abriter des livres et son jardin trop beau pour être foulé par les pieds des visiteurs, l’architecte s’est lancé dans la quête obsessionnelle et presque folle d’une architecture à la fois transparente et souterraine…
Fin des années 90. C’était encore l’époque où les présidents de la République mettaient un point d’honneur à léguer à l’histoire une trace tangible et si possible éternelle de leur règne. Après sept grands projets, François Mitterrand ouvrait son second mandat par le lancement d’une grande bibliothèque. Son projet le plus personnel. Son projet le plus ambitieux aussi (au total un milliard d’euros, quand même). L’annonce fait grand bruit dans le monde de l’architecture. Parmi les quelque 240 dossiers venus des quatre coins du monde entier, celui de Dominique Perrault s’impose en conciliant la puissance et la légèreté, deux qualités a priori contradictoires.
Tours de la BNF : trop belles pour être vraies
Sur le papier, l’idée de tours transparentes en forme de livres ouverts posés aux quatre coins d’une grande dalle rectangulaire séduit par sa simplicité et sa symbolique. La prouesse artistique et technique est indéniable. A une réserve près : dans les faits, Dominique Perrault promet l’impossible.
Il faut pour le réaliser qu’un article dénonce l’absurdité d’exposer des livres à la lumière et aux variations de température du soleil. Le verre révolutionnaire hyperfiltrant et transparent à la base même du projet se révèle être encore à l’état expérimental et les premiers résultats ne sont pas franchement concluants. Malaise tant du côté du jury que de l’architecte.
Une chose est sûre : le projet livré ne sera pas vraiment le projet promis. L’administrateur général de la Bibliothèque Nationale se déchaîne. Soutenu par François Mitterrand, Perrault balaye les critiques. Gardant le principe des tours en verre – mais pouvait-il faire autrement ? -, l’architecte s’emploie à post-rationaliser l’ajout de volets en bois et substitue le concept de la «double peau» à l’idée originelle de transparence avec ce qu’il faut de mauvaise foi pour soutenir que l’essentiel est sauf.
Sans compter que le jardin intérieur dont la création coûte une fortune est interdit d’accès aux lecteurs qui n’auront le droit d’en profiter que des yeux. Un parti pris pour le moins curieux et une conception très aristocratique de ce que doit être un équipement culturel. Bref, le résultat final n’a rien de très glorieux mais le prestige de la commande doublé d’un résultat esthétique élégant permet à Perrault de passer ce cap difficile et de miser sur l’oubli.
Quand le prestige de la commande balaye les mauvais souvenirs
Presque trente ans plus tard, l’histoire semble lui donner raison. Fort d’une expérience dont peu d’architectes de moins de quarante ans peuvent se prévaloir, Dominique Perrault n’a cessé depuis d’accumuler les commandes, appliquant son style épuré à la Mies van der Rohe à des équipements publics et des immeubles de bureau…
Côté reconnaissance, la moisson de prix est impressionnante : Grand prix national de l’architecture en 1993, Prix de l’Union européenne pour l’architecture contemporaine en 1997, Grande médaille d’or de l’Académie d’architecture en 2010, Praemium Imperiale en 2015… Ne manque finalement à Dominique Perrault que l’essentiel, l’ultime consécration, le Nobel d’architecture, à savoir le Pritzker Prize déjà attribué à Christian de Portzamparc en 1994 et Jean Nouvel en 2008. A l’époque, le premier avait 50 ans, le second 63. Pour Dominique Perrault, aujourd’hui âgé de 64 ans, tous les espoirs sont donc encore permis. Après tout, ne faisait-il pas partie des favoris pour l’édition 2016 d’après un sondage organisé par le Moniteur, derrière David Chipperfield et avant qu’Alejandro Aravena ne l’emporte officiellement ?
Encore faudrait-il faire faire oublier ce foutu péché originel de la BNF… Certes tout Pritzker qui se respecte se doit d’avoir été à l’origine de polémiques. Mais dans le cas de la bibliothèque François Mitterrand, la controverse n’aura pas tant porté sur un parti pris esthétique dérangeant que sur un contresens technique d’autant moins facile à relativiser.
A la recherche de la tour idéale et du trou parfait
Comme si le souvenir des tours de la BNF le hantait depuis la fin des années 80, l’architecte ne cesse de multiplier les gratte-ciel : pour la Cour de justice de l’Union européenne, l’hôtel ME de Barcelone, la DC à Vienne, la Fukoku à Osaka… Encore récemment, il déclarait : «en ce qui concerne la lumière naturelle, c’est au bâtiment de s’adapter : il peut être surexposé, sous-exposé, la lumière trop incidente, etc., il faut donc faire appel à des systèmes pour s’en protéger ou tout au moins la filtrer». La tour, la lumière, ses charmes, ses dangers…
Depuis le début de l’année, Dominique Perrault s’est vu confier deux nouveaux projets. Des tours, là encore, bien sûr. A Lyon, il dessinera pour le promoteur de la tour Two-Lyon une «façade contemporaine vitrée sur laquelle la lumière se reflétera». A La Défense, son projet consistera à apposer des feuilles de verre carrées sur les fenêtres des tours Descartes (œuvre de Jean Willerval, Fernando Urquijo et Giorgio Macola, construite en 1988) «de façon à créer de nouvelles conditions de confort thermique».
Le trou de la BNF parcourt, lui aussi, toute l’œuvre de l’architecte. Depuis ce chantier jusqu’au réaménagement du Pavillon Dufour à Versailles, en passant par l’université féminine d’Ewha à Séoul ou le projet pour le musée Dobrée de Nantes, Perrault déclare vouloir explorer «l’épiderme du sol», «construire pour occuper l’espace urbain, tout en préservant l’espace public».
Et que dire du projet incroyablement poétique d’un parvis de verre qui permettrait de faire entrer la lumière du jour dans la crypte archéologique située sous le parvis de Notre-Dame sinon que l’architecte pourrait bien avoir trouvé là la transparence et le trou parfaits ?
Bref, si les journalistes ne reviennent pas – ou plus – sur le passé, la BNF, elle, ne cesse de hanter l’œuvre de Perrault. Au point qu’il est permis de se demander si, plutôt que d’en faire un tabou, un angle mort de son travail, il n’aurait pas intérêt à revendiquer cette erreur de jeunesse pour en faire la base même de son travail, pour lui donner tout son sens et sa cohérence. L’humilité n’est certes pas la qualité première des architectes. Mais, après tout, pourquoi ne pas reconnaître qu’une œuvre peut tirer sa force d’une erreur originelle ? Le Nobel d’architecture pourrait bien être à ce prix-là.
Franck Gintrand
Le Blog de Franck Gintrand : archigood