
Le 11 février 2019 était enfin inaugurée la tour Emblematik à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), plus de dix ans après le concours. Le manifeste pour «habiter le ciel» de l’agence Castro, Denisoff & associés signale que la densification massive qui touche le Grand Paris passera aussi par la hauteur. De la maison individuelle de l’ouvrier de banlieue rouge à la tour gentrifiée, il n’y a qu’une parcelle près de la gare.
«Le Corbusier voulait du logement pour tous, nous voulons du logement pour chacun», c’est ainsi dont Roland Castro* parle de sa tour Emblématik plantée aux pieds de la nouvelle station Front Populaire, sur la ligne 12 du bon vieux métropolitain. Celle qui, à l’autre bout, va doucement mais sûrement jusqu’à Issy-les-Moulineaux, ville huppée de l’Ouest parisien. Les Albertivillariens l’empruntent-ils jusqu’à l’autre terminus ? Les Isséens en font-ils autant dans l’autre sens ? Rien n’est moins sûr.
Le vœu de l’architecte est pieux. Celui qui proposait il y a encore peu un Central Park du Grand Paris à la Courneuve (à quelques encablures d’Emblématik) aura au moins réussi à faire émerger un concept moins new-yorkais que prévu, mais tout aussi ‘mainstream’ mêlant jardins suspendus, maisons individuelles empilées, jardins partagés : bref, un village vertical selon Nexity.

Le building blanc et doré, à l’architecture un peu complexe, se dresse sur pas moins de 55 mètres de hauteur, soit 18 étages. Pas de quoi relancer les Dubaïotes dans la course aux nuages mais à Aubervilliers, ville tiraillée entre grands ensembles mal entretenus, cités dortoirs sans échappatoires et tissus pavillonnaires ouvriers, il y a de quoi faire jaser. Concilier le confort du pavillon de banlieue, encore fort apprécié des populations historiques, et lutter contre l’étalement urbain demeure un des défis majeurs de l’urbanisation du Grand Paris. Il n’est pas évident que la grande hauteur soit la réponse la plus judicieuse.
D’autant qu’une tour à Aubervilliers ne prend pas le même sens qu’un building à la Défense, capitaliste et mondialisée pour population aux situations sociales privilégiées. Dans un fief communiste historique, la densité de la tour relève plutôt du choc post-traumatique.
Le jour de l’inauguration, les grands directeurs de Nexity avaient fait le déplacement pour vanter les mérites de ce nouveau phare grand parisien incluant 88 logements en accession, ce qui fait pas mal de nouveaux habitants à faire vivre-ensemble. Pour attirer le néobourgeois moyens de banlieue, des jardins suspendus et partagés tendance Babylone grande époque sont annoncés tous les quatre niveaux adjoints à des maisons empilées très petits bourgeois de petite couronne. «J’ai toujours pensé qu’on pouvait aimer les tours à condition que le sol monte avec les logements», aime à expliquer Roland Castro.
«Les gens préfèrent souvent construire bas plutôt que de construire beau : on est restés sur des normes de six étages depuis plus d’un siècle malgré la croissance démographique et l’urbanisation de la France»*, regrette Jean-Philippe Ruggieri, directeur général délégué de Nexity. Seulement, est-ce bien responsable d’imposer la hauteur et la densité artificielle dans des territoires traumatisés par l’échec des cités-dortoirs, quand bien même il s’agit ici de logement en accession ?

De l’aveu du promoteur, le concept de «village habité» n’avait pas su séduire les mairies comme Gennevilliers, plus regardantes sans doute sur le devenir de leurs cessions foncières. Construire plus haut, c’est en effet économiser le sol qui se raréfie, même en périphérie. Et, en l’occurrence, selon l’aspect financier, c’est toujours de construire plus et plus cher qu’il s’agit, accentuant de fait la spéculation foncière et l’augmentation du prix de l’immobilier dans une ville où un quart de la population active est au chômage.
D’autant qu’il y a peut-être un paradoxe à relever quand les territoires touchés par cette spéculation s’éloignent de l’hyper centre. Si l’idée de l’empilement de maisons individuelles prend si bien, au-delà du concept marketing qui met encore l’individu au centre de ce qui est intrinsèquement collectif, c’est que, dans les villes périurbaines, la maison individuelle est encore un but et un luxe à atteindre.
A 4 400€ du m², il y a peu de chance que les Albertivillariens pur jus aient été tentés en nombre par l’aventure. D’où la question : les jeunes cadres sup’ dynamiques, que les prix stratosphériques de Paris rebutent, auront-ils l’envie de venir à Aubervilliers ?
Souvenons-nous. Les premiers néo-montreuillois (Montreuil est une autre ville de la petite couronne. NdA), il y a maintenant presque 20 ans, avaient pas mal fait monter les enchères en s’exilant sans peur, non seulement de l’autre côté du périphérique, mais, en plus, en Seine-Saint-Denis. Aujourd’hui, si vivre à Montreuil près d’une sortie de métro avec rue commerçante et bio est devenu possible, la mixité tant attendue est-elle vraiment de mise ? Pas vraiment. Les presque Parisiens préfèrent mettre leur progéniture promise à de belles carrières dans les écoles privées, tandis que ceux des classes populaires, voire issues de l’immigration, resteront à l’école publique. Et encore, Montreuil est une ville qui a su mettre en avant des velléités culturelles, créant ainsi un terreau fertile à la gentrification de quartiers historiquement mal famés.
Aubervilliers saura-t-elle aujourd’hui mettre à disposition les moyens, équipements et services pour parvenir à la mixité sociale tant désirée ? Non loin d’Emblématik, la station, «4 chemins» est surnommée Bagdad et le temps de la reconstruction sera long. Mais, dès aujourd’hui, ces projets tels celui de cette tour font artificiellement augmenter les prix autour des nouvelles gares, gonflant un peu plus la bulle immobilière, sans vraiment poser la question du retour sur investissement des nouveaux acquéreurs.

Si la gentrification peut avoir quelques attraits, si elle est planifiée sur quelques parcelles triées sur le volet, souvent au détriment de quartiers entiers défavorisés, comment la cohabitation et la mixité, vendues à grands roulements de tambours, vont-elles se mettre en place ? Au sein même de la parcelle, les logements en accession sont ostensiblement différents des 40 logements sociaux et très sociaux et des 113 chambres de la résidence pour étudiants, tous installés dans un bâtiment à la hauteur plus domestique, avec un maigre jardinet mais sans jardins suspendus. Babylone oui, mais pas pour les pauvres !
Emblématik montre surtout qu’il se passe en architecture comme en gastronomie. Le pouvoir de la communication, qu’elle soit politique ou le fait du promoteur, fait croire à ceux qui n’en ont pas les moyens qu’ils pourront consommer comme les plus aisés. Aux yeux de tous en effet, la tour n’a pas qu’une image détestable. C’est aussi ce qu’évoque «habiter le ciel» pour ceux qui ont grimpé quelques marches sociales et voudraient comme à New-York habiter des ‘Penthouses’ dans les tours qui animent la skyline de La Défense mais se retrouvent à crécher en banlieues à l’ambiance bien loin de l’Upper Est Side.

Sauf que commander une pizza à 20€ n’engage pas sur 25 ou 30 ans (voire plus) comme l’achat d’un bien immobilier dont les pièces sont «un peu étriquées». Ici, tous les poncifs ’emblématiks’ se sont donnés rendez-vous, non pas tant à la demande des concepteurs qu’à l’initiative des vendeurs de biens et de la ville elle-même. L’inauguration en grande pompe, avec autosatisfaction en prime, de 88 nouveaux logements représente autant de flatteries pour de nouveaux électeurs.
Il en va donc en architecture comme en gastronomie et en politique. Sous prétexte de donner accès à tous à une vague qualité, les concepts et les idées sont vidés de leur sens, sans pour autant être bradés. A Aubervilliers, tous les logements ont été vendus. Vivre dans des pièces étriquées ne semble finalement poser aucun problème à cette nouvelle classe moyenne, tant que chacun à l’impression de vivre dans une maison individuelle (même empilée), avec vue (sur le Sacré-Cœur) et avec un jardin (à peine partagé). Et l’accès à la grande ville pour le travail et les écoles.
Une tour dortoir ?
Alice Delaleu
* Citations issues de l’article « Grand Paris : la tour emblème de Roland Castro » (Le Monde -8/02/19).