L’architecture a-t-elle quelque chose à dire sinon de se présenter sous ses meilleurs atours ? L’humiliation infligée à Rudy Ricciotti lors de la cérémonie de l’Equerre 2016* n’est pas seulement une faute de goût, mais peut-être surtout la renonciation du jury et de l’organisation à accepter que l’architecture soit avant tout politique. Explications.
Il est certain qu’un équipement sportif à Gif-sur-Yvette, quelles que soient ses qualités intrinsèques, ne risque pas de créer la polémique et ne renvoie pas aux souvenirs mauvais de la société française. Aussi, d’aucuns auraient tort de considérer le mémorial de Rivesaltes hors du contexte plus large du travail de l’architecte car si cette œuvre dégage tant de puissance, c’est qu’il s’inscrit dans une recherche, inconsciente qui sait, beaucoup plus large et importante pour Rudy Ricciotti.
A Rivesaltes, ce n’est pas la première fois que l’architecte de Mourmansk enterre ses bâtiments. Lors du concours pour le Louvre-Lens, il enterrait déjà, profondément, la visite. Certes s’agissait-il sans doute d’une vision ‘romantique’ du mineur, et des élus locaux ont crié au scandale et choisi SANAA pour sa transparence. Mais le point de la conception de l’architecte était justement d’amener le visiteur au plus proche du fantasme et ainsi lui permettre de commencer à toucher la réalité du contexte, la mine. Son musée enterré à Lens parlait déjà de l’esprit du lieu, fut-il violent.
Notons d’ailleurs qu’Hérault-Arnod avaient eu dans ce domaine une idée originale en gardant dans leur réinterprétation de la mine 9-bis les bleus des mineurs suspendus par centaines dans ce qui fut la salle de douche. De l’esprit du lieu donc.
Le mémorial de Rivesaltes participe de cette volonté de faire sentir au visiteur le poids de l’histoire. D’ailleurs, comme on lui demandait pourquoi l’accès au mémorial se faisait de manière indirecte, par un tunnel creusé dans la terre du camp, Rudy Ricciotti répondit en parlant de «la mémoire enfouie, puis excavée, et d’un monolithe de béton afin d’éviter que la mémoire s’échappe». Un sujet qui va bien au-delà du fameux ‘devoir’ de mémoire. Rudy Ricciotti n’a pas de problème avec la mémoire, c’est le ‘devoir de’ auquel il est allergique, d’ailleurs il écrivait «ni pardon, ni oubli»
Comme l’écrit le philosophe Jean-Paul Curnier dans son essai ‘Avant la mémoire, la vérité’**, il n‘y a pas tant devoir de mémoire que devoir de connaissance. La connaissance permet de se faire sa propre opinion et ainsi de se souvenir. Quand Rudy Ricciotti enterre un bâtiment, c’est qu’il veut être sûr que, avant d’en sortir, le visiteur aura appris quelque chose du lieu même, du territoire et de l’histoire, y compris la sienne, et que de ce quelque chose il se souviendra longtemps. On est donc loin, très loin, de l’exercice de style. De fait, si cette architecture est contextuelle, c’est moins par rapport aux pierres et au paysage que par rapport à l’histoire, à la culture, parce qu’un lieu n’existe que par l’intelligence ou la folie des hommes qui l’habitent et l’ont habité et l’habiteront. Sans eux, il n’y a pas de lieu.
En témoigne encore sans doute, l’entrée (à nouveau indirecte) de la salle de spectacle du ‘Centre chorégraphique national (CCN) de la région PACA, de la ville d’Aix-en-Provence et du département des Bouches-du-Rhône’ ou Pavillon noir pour faire court. Un 24 décembre au soir, alors que le maçon coulait le béton de la structure autour de la porte d’entrée, le coffrage a explosé. Plutôt que de tout refaire, l’architecte a conservé cette porte dans son improbable design brutal d’entrée de caverne. Derrière, un couloir sombre et une salle toute noire. Allez voir un spectacle de danse n’est pas un acte anodin et l’architecte tenait à ce que chacun en fut bien conscient.
Pour le Stadium de Vitrolles, l’accès enfoui était aussi l’expérience du propylaeum, la mise en échelle par la masse.
Bref nul ne peut soupçonner Ricciotti de manquer de suite dans les idées, qu’il s’agisse des musées ou du devoir de connaissance. Ainsi en est-il de son projet de Musée Hassiba Benbouali.
L’histoire est étonnante. C’est un maître d’ouvrage privé, d’origine algérienne et habitant Paris qui le contacte pour un projet de musée dédié à Hassiba Benbouali, une militante du Front de Libération nationale (FLN) durant la guerre d’Algérie. Née le 20 janvier 1938 à Sendjas près d’Orléansville en Algérie, elle est morte les armes à la main le 9 octobre 1957 dans la Casbah lors de la bataille d’Alger. A nouveau, le poids de l’histoire dans ce qu’il a de moins aisé, de moins pratique, de moins consensuel.
Pour le maître d’ouvrage, pourquoi choisir Ricciotti ? Parce qu’il est né en Algérie ? Et, pour Ricciotti, pourquoi accepter un tel projet ? Après tout, c’est bien le FLN qui a fini par mettre les Français dehors justement. Ce qui justifie le choix de l’un et de l’autre est peut-être justement qu’en ces périodes réactionnaires, le symbole d’un mémorial consacré à une musulmane combattant les armes à la main pour la liberté a de quoi faire frémir les barbus et se retourner dans leur tombe les factieux de l’Organisation Armée Secrète (OAS). Sans doute que le rappel à l’histoire est salutaire et il faut des hommes courageux pour s’emparer ainsi d’un tel sujet. Cela écrit, les «évènements d’Algérie» comme on dit en France, ce pays qui multiplie les mémoriaux de toutes les guerres, grandes et petites,*** appartiennent-ils désormais à l’histoire ?
Peut-être pas tant que ça puisqu’il y a fort à parier que ce bâtiment ne se fera pas. Pas celui-là en tout cas, pas par Ricciotti, pas par un Français né en Algérie, d’autant qu’il y a belle lurette que le FLN a viré sa cuti révolutionnaire et laïque. Mais rien n’interdit d’y croire, il y a bien des femmes dans le gouvernement algérien. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité le publier. Car ici, si l’extérieur de l’ouvrage est défensif et le passage d’entrée, indirect, étroit et lourd de décades de non-dits, l’intérieur est une ode aux espoirs d’Hassiba Benbouali et aux valeurs pour lesquelles elle a combattu. La raison justement pour laquelle d’autres jurys, outre Méditerranée, feront peut-être à leur tour l’impasse au sujet de ce projet engagé ?
En voici donc la présentation par l’architecte.
«La parcelle s’inscrit dans un vaste cadre urbain en évolution. La ville de Chlef s’étend vers le sud selon un plan directeur d’envergure. Le musée Hassiba Benbouali s’installe à la pointe Sud de ce nouvel aménagement. Il apporte un récit différent dans le paysage désertique de cette banlieue.
Le bâtiment tranche volontairement parmi les autres constructions. Sa silhouette massive et minérale, quasi-mystique étonne et questionne son environnement. Elle évoque un anachronisme, un vestige de l’histoire algérienne récemment sorti des sables.
La première confrontation interpelle face à cette masse insaisissable. Ces murs, de brique rouge – un appel direct à la terre du site – restent solides et indéchiffrables le jour. De nuit la myriade d’ouvertures la transforme en un objet de rêve, léger, se confondant avec le ciel étoilé.
Sur l’une des faces on découvre un mur qui s’écarte. Délicat, cet espace invite le spectateur à se glisser dans cette sculpture de brique rouge.
A l’intérieur une ambiance sombre permet d’apprécier le patio. Dissimulé depuis l’extérieur il s’offre pleinement ici. Il constitue le cœur du bâtiment, toujours visible, telle une oasis de lumière et de nature. Sa matérialité se distingue des autres éléments. Une tension naît du contraste entre cette lumière presque religieuse et la masse primitive du bâtiment.
Intrigant et paisible l’intérieur laisse l’aménagement créer l’événement autour du patio. Les salles d’expositions, de dessin, de danse, de conférence et de débat dialoguent toutes avec ce cœur de nature. L’esprit de ce lieu d’échange est d’évoluer en fonction des évènements qu’il accueillera. Dans cette optique les plateaux restent libres. L’ambiance scénographique pourra être optimisée par des voilages et des systèmes d’accroche au plafond.
Le cheminement vertical se fait à travers une rampe qui suit les murs inclinés. Le patio est toujours visible depuis la rampe, on tourne autour des espaces sans les perdre de vue. Ce chemin dans le musée laisse le temps de s’imprégner de la force du lieu.
Arrivé sur le toit le spectateur respire, s’extrait de l’obscurité intérieure mystique et redécouvre le paysage algérien. Lieu de débat, d’échange ou de réception, cette terrasse fait partie intégrante de l’expérience du musée. L’architecture et l’histoire d’Hassiba Benbouali agissent comme une chrysalide. Le spectateur ressort changé, l’esprit ouvert à une Algérie libre et indépendante».
Ou comment un projet non construit permet de revisiter Rivesaltes et la violente passion de Rudy Ricciotti dans sa relation intime à l’histoire.
Christophe Leray
*Lire à ce sujet notre article Du prix de l’Equerre, de son coût
**Avant la mémoire, la vérité, de Jean-Paul Curnier, in Mémorial du camp de Rivesaltes, Editions ArchiBooks
*** Lire notre article La mémoire à l’échelle du temps