Le lundi 27 novembre 2017, le Moniteur et le ministère de la Justice ont rendu à César ce qui lui appartient. L’hommage de l’architecture au business serait méritoire s’il n’était le fait de petits joueurs. Compte-rendu de mission.
Avant de poursuivre, une chose doit être claire. Le prix de l’Equerre d’argent n’est plus ce qu’il était. Il fut un temps quand Le Moniteur était fier d’inviter les architectes pour décerner un prix au meilleur d’entre eux cette année-là. La presse internationale s’en faisait l’écho.
Aujourd’hui, ce sont les architectes qui payent pour venir. Et seuls les sponsors les reçoivent avec un peu d’élégance. Pour Le Moniteur, c’est le beurre et l’argent du beurre.
Sauf qu’avec cette stratégie, Le Moniteur, son Equerre avec lui, joue désormais en deuxième division, comme en témoigne le panneau des sponsors, le même que l’année dernière. Quoi, le Goncourt de l’architecture ? Aucun des architectes du Top 20 français n’est présent. Ni Nouvel ni Portzy ni personne qui compte. Heureusement Agnès Vince, directrice chargée de l’architecture au sein du ministère de la Culture, avait fait le déplacement. Ouf !
Certes il y avait Brunet-Saunier, pour l’hôpital de Trevenans, mais c’est parce que l’agence est lauréate. Quand personne dans le TOP 20 ne se déplace, ne serait-ce que pour montrer sa bobine, cela s’appelle la deuxième division.
Même la «mise en scène» respire bon la campagne, ce qui colle parfaitement à l’odeur des fromages du buffet du Moniteur. Les intervenants sont invités «sur scène». Sur scène ? Hé les gars, faudrait pas vous prendre pour des rock stars. Surtout que personne ne danse. La salle du palais d’Iéna est si vaste qu’elle peine à faire salle comble. Dire que la sécurité était si drastique : chacun devait avoir un laisser-passer, et le lundi midi, nombreux étaient encore ceux qui se demandaient s’ils allaient pouvoir se rendre à la cérémonie. Bref, pour les curieux, il y avait la place, et même une place assise. Sous les vastes ‘chapiteaux’ d’Auguste Perret, les colonnes illuminées par en dessous, d’aucuns auraient pu se croire à la messe, comme le souligne l’amie Angélique.
Alors, «sur scène», pour ouvrir la soirée, Patrick Bernarsconi, le Président du CESE (Conseil Economique, Social et Environnemental), hôte de ces bois, semble s’excuser, parlant de la «froideur» d’un bâtiment «difficile à chauffer». Bonjour l’ambiance !
Note pour Le Moniteur, si vous voulez chauffer la salle, ouvrez le bar AVANT les allocutions.
Gilles Davoine, le rédacteur en chef d’AMC, qui savait sans doute les difficultés à venir, entrait alors dans le vif du sujet. «Le jury a tenté de sélectionner… Un travail considérable… etc.». Comment ça «tenté de sélectionner ?».
Nul dans l’assistance ne se doutait encore.
L’organisation est un peu nouvelle cette année. Sur le nombre des soumissions, un premier jury, composé des journalistes des rédactions d’AMC et du Moniteur, a sélectionné 20 réalisations. Six catégories sont prévues : Culture-jeunesse-sport (pourquoi d’ailleurs la culture devrait-elle être toujours associée à la jeunesse et au sport ? Culture, comme catégorie, ce n’est pas suffisant ?) ; ouvrages d’art ; activités ; première œuvre ; habitat ; et la grande Equerre, celle d’argent.
Le jury final s’est réuni une première fois pour faire, parmi les 20, une présélection de huit projets. Six catégories, huit projets : les calculs sont vite faits. Puis ce jury s’est réuni à nouveau ce fameux lundi 27 novembre en début d’après-midi pour débattre du nom du grand lauréat de l’Equerre d’Argent 2017. Au cas où il y aurait photo !
Ce système a le mérite de l’originalité, même si cela tue à peu près tout le suspense. Par exemple, dans la catégorie Ouvrages d’art, il n’y avait plus dans les huit finalistes qu’un seul candidat pour cette catégorie. L’architecte Jean-François Blassel, pour sa passerelle à Creil (Oise), a pu mettre le champagne au frais en avance.
Parmi ces huit derniers finalistes, le Tribunal de Grande instance de Renzo Piano faisait face aux rescapés de chaque autre catégorie. Ce qui revient à faire jouer Zidane contre mon petit frère. Renzo Piano vainqueur faute de combattants ? Au moins la joie des lauréats des autres catégories n’était-elle pas feinte.
Tout suspense ou presque éventé, ne restait que le protocole. C’est peut-être ce qui a fini par gonfler le jury, dont il faut noter qu’il était composé en majorité d’architectes. Or chacun sait qu’il y a autant d’opinions que d’architectes, surtout quand tous font du logement. Bref le jury, courageux en l’occurrence, a réservé à la soirée un coup de théâtre qui a perturbé l’assemblée en ne délivrant pas d’Equerre dans la catégorie Habitat.
Pas de lauréat dans la catégorie habitat ???
Sachant que le logement correspond peu ou prou à 50% du C.A. de la construction, que six opérations de logement avaient été retenues dans les 20, vraiment, pour l’Equerre 2017, pas un bâtiment de logement en France ne mérite une récompense ? Même dans la seule catégorie Habitat ? Les 87 Logements à Nantes de Berranger-Vincent avaient pourtant été retenus parmi les huit finalistes.
Revenons à la sélection, celle des 20 nommés. Chacun comprend qu’elle est issue de ceux qui ont soumis leur proposition en payant la redevance ad hoc et qu’elle est également issue du choix de la rédaction, autant de journalistes qui ont sans doute visité ces bâtiments.
Prenons un exemple concret. L’ensemble des ‘Blacks Swans’ d’Anne Demians à Strasbourg, livrés en 2017, fait la Une d’AMC de novembre 2017. La Une ! Ce projet de logements qui fait la Une n’est pourtant pas dans la liste des bâtiments retenus par les mêmes journalistes, le même mois quand le jury de l’Equerre ne peut pas se décider pour un lauréat dans la catégorie Habitat ! Comprenne qui pourra.
Que signifie donc pour ce jury de ne pas désigner de lauréat dans la catégorie habitat ?
Le jury était présidé par un Espagnol, peut-être que le consensus mou à la française qui fait plaisir à tout le monde, il n’était pas au courant. En tout cas, il n’a pas su trancher, ce qui pour un président de jury, n’est pas top. A moins que, au contraire…
Le camouflet n’en demeure pas moins. Un camouflet pour l’architecture française puisqu’apparemment en 2017 aucun bâtiment de logement n’est digne de cette récompense – le logement, il joue en troisième division ? – et aussi un camouflet pour le comité de sélection. Ce sont Le Moniteur et AMC les puissances invitantes et, pour le plus grand évènement de l’année des rédactions, leurs journalistes sont renvoyés dans les cordes par leur propre jury ?
Bien sûr qu’un jury doit débattre, c’est à cela que ça sert, mais que dit-il exactement ce jury devant l’arrière-ban de l’architecture en France quand il décide de ne pas décerner d’Equerre dans la catégorie habitat ?
L’annonce fut accueillie par des huées dans la salle. Sans doute que les sponsors de l’évènement demanderont des explications !
Mais, bon, comme on l’a vu, ce n’est pas non plus la ligue des champions.
Apparemment, la discussion du jury dans les heures précédant la cérémonie a été rugueuse pour chacun des nominés. Pour ce qui concerne l’habitat, les explications de ce choix brutal, toutes par ouï-dire évidemment à l’heure d’écrire ces lignes, sont diverses. L’une d’elles tient à l’interrogation suivante : peut-on récompenser un projet qui est moins bon qu’un autre projet bien meilleur dans une autre catégorie mais pas récompensé ? Grave question.
De fait, cette année, la sélection pour la première œuvre était vraiment intéressante. Pour le coup, il s’agissait de vraies ‘premières œuvres’, pas comme l’an dernier, et la justesse des propositions et la sincérité de la lauréate – Atelier Rita, pour le Centre d’hébergement d’urgence à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) – faisaient plaisir à voir. D’autant que, d’après ce que l’on sait, ce projet fut très compliqué à mener à bien. Emmaüs, le maître d’ouvrage, parle même «d’une architecte engagée» ! Une architecte engagée ? Au Moniteur ?
Au moins cette année, pour ce qui concerne la sélection pour la première œuvre, il y avait un concept à peu près clair et le résultat final est audacieux. Pour le futur, en seconde division, la piste s’annonce prometteuse : l’Equerre d’argent de la première œuvre. Cela lui résoudrait tous les problèmes et paradoxes existentiels de son prix au Moniteur.
Il n’y avait qu’une seule opération de logement retenue dans les huit finalistes, les 87 logements de Berranger-Vincent à Nantes. Comme les autres nominés, ils ont dans la journée passé l’oral devant le jury, un oral qui durait entre 30 et 45 mn – ce qui n’est pas si facile. Que ces architectes ont-ils bien pu raconter au jury pour repartir sans récompense ? Un oral raté ? Merci d’être venu les gars !
Je ne sais pas si l’équipe de Renzo Piano – ils étaient si nombreux ‘sur scène’ que la séance de remerciements fut interminable, sachant que Renzo Piano himself n’était pas de la party – a dû répondre à l’oral du jury mais il n’était pas question pour Le Moniteur de renouveler le faux-pas de l’an dernier avec Rudy Ricciotti. Alors Renzo Piano était le bienvenu. Sans doute d’ailleurs qu’ils furent drôlement contents aux rédactions d’AMC et du Moniteur quand elles ont reçu l’inscription de RPBW au concours. Et celle d’OMA ! Et ils furent drôlement contents les journalistes que le projet Piano soit livré «juste à temps». Imaginez sinon les recours… Encore est-il permis de se demander ce que cette Equerre peut bien lui apporter à Renzo Piano.
Bref que l’Equerre soit donnée à Renzo Piano était aussi gros qu’une tour au milieu de Batignolles.
Il y avait de nombreux fans de l’ouvrage à la soirée, bien évidemment. Tous persistent à appeler ce bâtiment une tour. Sauf que, de face, de mon point de vue, ce n’est pas une tour, c’est un immeuble de bureau qui pourrait être le siège social de Bouygues. Et les fans de s’extasier devant la «nouvelle skyline de Paris» ! Quelle idée de la justice : un immeuble de bureaux qui n’est intéressant que par son échelle !
Surtout, qu’est-ce que le Tribunal de Paris (c’est son nom) nous dit de l’architecture, du Moniteur et de l’Equerre ?
Arrêtons-nous une minute sur le nom de l’Equerre 2017 : «Le Tribunal de Paris», comme «Le Stade de France», c’est déjà une sentence. Ce n’est plus ni le Tribunal de grande Instance ni le Palais de Justice, mais le Tribunal de Paris, et pour les Provinciaux, c’est par la petite porte. Et puis, pendant la pompe, se souvenir que les Partenariats Public-Privé (PPP) se sont révélés être une pompe à finances pour les constructeurs. Si l’on y ajoute les prisons, le budget de la justice en France en est tout grevé des PPP.
Sur scène, la représentante du ministère de la justice semblait minuscule au milieu des hommes. «Le Tribunal de Paris est un bâtiment essentiel en démocratie et il offre une autre image de la justice», dit-elle. Oui, quelle image justement ? Que la démocratie est désormais sous l’emprise du business ?
Surprise, ce bâtiment n’est pas le seul à avoir été réalisé en PPP, c’est également le cas du Musée Camille-Claudel à Nogent-sur-Seine (Aube) de l’architecte Adelfo Scaranello, lauréat dans la catégorie ‘Culture-jeunesse-sport’.
Deux lauréats de l’Equerre sur six construits en PPP, c’est le début ou la fin d’une époque, en tout cas c’est une rupture. Qui se souvient que les ministres Jean-Jacques Aillagon et Gilles de Robien, pas des gauchistes pourtant, s’étaient opposés aux PPP, ce qui leur a coûté cher ? Aujourd’hui, sur la ‘scène’ du CESE, le représentant de Bouygues – car comme l’explique Gilles Davoine «pour le coup, ce n’est pas un duo (architecte – maître d’ouvrage) que nous récompensons, mais un trio, comme les trois P de PPP» (rires enregistrés) – le représentant de Bouygues donc, s’il concède que le «système peut être amélioré», peut aussi tranquillement en vanter les mérites. Pas de huées.
Restait à fermer la boutique. Le signal est donné par les sponsors. Plus rien à boire, il faut remballer. Renzo Piano, aux USA, est d’Equerre. Le sait-il ? On le dit malade.
Demeure une odeur de fromage, comme pour l’élection d’une miss de province. Au moins il n’y avait pas Harvey Weinstein. La deuxième division quoi !
Christophe Leray
* Le jury de l’Equerre d’argent 2017 : José Ignacio LINAZASORO, architecte (Madrid) ; Alain BERTRAND, directeur adjoint SAMOA (Nantes) ; François BROUAT, directeur de l’ENSA Paris-Belleville ; Stéphanie BRU, architecte, prix «activités» Equerre 2016 ; Gilles DELALEX et Yves MOREAU, architectes, lauréats de l’Equerre d’argent 2016 ; Jean-Marie DUTHILLEUL, architecte et ingénieur ; Amélie FONTAINE, architecte, Ajap 2016 ; Antoine GUIRAUD et Etienne MANENC, architectes, lauréats de la Première Œuvre 2016 ; Aline HARARI, prix «habitat» Equerre 2016 ; Claude LABBE, ingénieur, Terell group ; Florence LIPSKY, architecte, lauréate de l’Equerre d’argent 2005 ; Fabien RENOU, rédacteur en chef Le Moniteur ; Gilles DAVOINE, rédacteur en chef AMC.