Pour bien fonctionner, l’habitat déployé, ou à géométrie changeante*, doit être attentif à la gestion et l’entretien des espaces partagés. Cette clé nous est transmise par les retours de quelques expériences passées du même type, du Familistère de Guise au Kraftwerk à Zurich. Chronique des n-spaces.
Cette gestion va être simplifiée par le numérique grâce à une bonne conception du ‘smart-building’ ou bâtiment astucieux. Il peut alors démultiplier les effets des modèles passés en permettant : de mieux connaître la fréquentation des espaces en temps réel ; d’organiser leurs réservations et leurs accès ; d’y adjoindre – si je le souhaite – des services (je réserve la grande salle de bains et fais venir une coiffeuse, je réserve une salle à manger et nous fais servir le repas, j’active une surveillance renforcée pour un senior malade, etc.) ; d’assurer, soi-même ou via une équipe, l’entretien et la propreté des espaces évalués par un système de contrôle décentralisé efficace. L’occupant juge l’état d’un espace à son arrivée et à son départ, tout comme le fera celui qui lui succédera (à la manière d’airbnb ou de uber, où l’acteur et l’utilisateur du service s’évaluent mutuellement).
Le numérique améliore également la gestion de la porosité de ces n-spaces**, c’est-à-dire leur accessibilité en fonction du moment, de la disponibilité, du lieu et de l’utilisateur. Les n-spaces sont plus ouverts, mieux «monitorés», plus «fluides», mais aussi plus complexes. Il s’agira de rendre invisible cette complexité et d’assurer sa souplesse et sa résilience.
Il faut pour cela impérativement y adjoindre une gestion humaine, ici à travers une conciergerie. C’est la combinaison du numérique et de l’humain qui permet de faire face à l’imprévisibilité de la vie et des situations, mais qui rendra aussi l’expérience quotidienne agréable à l’habitant. Ce travail est celui d’un «bienveilleur» qui combine plusieurs fonctions. A la fois gardien, concierge, hôte, ‘community manager’, son rôle – possiblement accompagné par une équipe – est plus polyvalent. Il combine du conseil, de la gestion de services internes et externes, de l’organisation d’événements, de l’accueil, de l’orientation, de l’animation, de la résolution de discordes, etc. Cette profession de maître d’usages ne s’évalue plus à la tâche mais à l’ambiance, à l’initiative, à la personnalisation, à la qualité du résultat. Le rôle du bienveilleur agrège une mutualisation des tâches au sein d’une mixité de programmes à l’échelle d’un immeuble ou d’un îlot.
Synergie d’une économie contributive
Du coup, dans mon habitat déployé, j’ai accès à de nombreux services, gérés par une combinaison conjuguant actions numérisées et humaines, et pilotés grâce à de nouveaux outils. Le principal combine diverses fonctions : c’est à la fois une boussole pour se repérer dans les n-spaces, une clé pour y accéder, un lieu d’échange avec les autres habitants, une porte d’entrée vers de nombreux services, etc. Cet outil, qui augmente ma perception et orchestre mon usage, prend forme au sein d’une application accessible depuis mon smartphone. Elle m’aide à choisir et agir sur les environnements, à gérer mon habitat déployé : un habitat circonscrit en temps réel par le numérique.
Grâce à elle, le moi devient nous car tous les habitants de ce ‘smart-building’ sont utilisateurs de cette application conçue pour et avec le bâtiment. Ainsi, nous sommes tous (c’est-à-dire 100% des habitants) reliés physiquement et virtuellement. Ce faisant, des liens sociaux renforcés émergent, opérant un changement de paradigme : ce n’est plus le virtuel ou digital qui se plaque sur l’espace physique, c’est le bâtiment à travers le ‘smart-building’ qui utilise et construit un outil digital. Ces dimensions complémentaires amplifient la proximité et renforcent les synergies, permettant de mieux répondre aux spécificités de notre époque (se rencontrer et échanger facilement malgré nos emplois du temps désynchronisés, etc.), mais aussi de débattre et décider collectivement avec rapidité (démocratie participative d’une gestion courante).
Je suis mieux relié aux habitants situés géographiquement à proximité de moi. La force du numérique – relier des individus en fonction de leurs offres, besoins, désirs – conjuguée à la force du local – être physiquement proche – fait naître une économie sociale, solidaire, symbiotique.
En ce sens, le premier des services apportés va se manifester par l’entraide, l’échange ou le troc entre habitants. L’apparition d’une économie parallèle locale, complémentaire de l’économie globale, permet de répondre à une multitude de besoins. Elle améliore le pouvoir d’achat. Si je reprends l’exemple de la salle de bains, c’est peut-être, ce jour-là, un habitant coiffeur qui me coupera les cheveux en échange du prêt de ma voiture, une passionnée de cuisine qui m’aura mis de côté un petit plat, etc.
Commerce équitable et mutualisation des accès aux services extérieurs
La connexion ou liaison de tous les habitants cristallise un ensemble, un groupe «géographisé» dans un espace physique et potentiellement consommateur de services ou produits identiques. Ce groupe recrée une structure. Cette structure va bénéficier d’une part, comme nous l’avons vu, d’échanges plus équitables les uns avec les autres, et d’autre part de la possibilité d’accès collectifs, donc mutualisés à différents biens et services (achats communs, etc.). Le panel d’offres s’étend et se rééquilibre. Ce n’est plus systématiquement chaque individu qui cherche seul un service, c’est potentiellement le service qui va vers le groupe «géographisé» d’individus. Cette nouvelle organisation, ce sous-ensemble, ce groupe possède et produit à travers l’application numérique une nouvelle porte d’entrée sur le web et comme toute porte d’entrée, elle peut devenir rémunératrice.
Les data comme ressources
Au cours du temps, les datas produites collectivement deviennent une ressource pour les habitants, mais aussi pour le construit, pour l’habitat lui-même. De même que les GAFA tirent profit des informations qu’ils collectent et organisent, le bâtiment, et plus largement les espaces physiques construits (bâtiments, îlots, quartiers, villes) associés à leurs habitants, pourront tirer profit d’un ensemble de services mais aussi d’une partie des revenus de ces services.
Le construit, le bâti, l’environnement devient ainsi actif, c’est-à-dire producteur et propriétaire de sa réalité augmentée de data potentiellement rémunératrices. Je défends l’idée que ces data devraient devenir des données immobilières, c’est-à-dire non dissociables de l’espace bâti.*** Nos bâtiments pourraient ainsi s’auto-entretenir, voire devenir en partie rémunérateurs au profit de leurs habitants. C’est une forme de redistribution locale de la valeur créée.
Coût global
Par ailleurs, relier la notion de lieu physique – un bâtiment qui s’implante en un lieu à un instant (l’immeuble construit) – à un lieu d’usages malléables ou en mouvement – qui agit sur la durée et s’ouvre partiellement dans le temps et l’espace – conduit à raisonner en termes de coût global et non plus uniquement de coût de construction. Ceci induit une approche plus écologique, plus respectueuse de l’environnement et de l’ensemble des écosystèmes, mais qui entraîne aussi une remise à plat de nos méthodes (bilan promoteur, dimensionnement des ouvrages, etc.), conjuguée à une évolution de l’ensemble de nos métiers, avec notamment une importance accrue de la notion d’exploitation et une forte diminution du rôle de promoteur tel qu’il est défini aujourd’hui.
Conséquences
De cette nouvelle définition du logement comme habitat déployé découlent de multiples autres conséquences. Il serait compliqué de toutes les énumérer et de nombreuses restent à découvrir ou inventer, mais en voici deux qui me paraissent importantes :
L’accroissement de la diversité est la première. Cet habitat déployé n’est possible que grâce au partage, or le partage produit de la diversité. Si cinq personnes ont une voiture, elles risquent d’avoir le même modèle, voire la même voiture ; si elles partagent, peut-être qu’elles en auront quatre : une petite, une grande, une sportive, un monospace. Il en va de même pour l’habitat. Le fait de partager permet de créer des typologies d’espaces ou d’atmosphères différentes, plus diversifiées.
Concevoir des habitats déployés à géométrie variable permettrait aussi de créer des tissus urbains plus denses que nos écoquartiers et donc de faire varier les intensités à l’échelle de la ville. Je pense notamment à l’urbanisation des lieux situés à proximité des nœuds de transport. Une densité augmentée, proche des tissus moyenâgeux ou haussmanniens où certains espaces ne reçoivent pas de lumière directe (comme le 1er étage d’un appartement parisien), n’est plus un problème, puisque mon habitat n’est plus un espace figé mais un lieu élastique (si je veux de la lumière, je me déplace).
De manière plus générale, cette nouvelle définition de l’habitat (un habitat déployé et non figé dans l’espace-temps) devrait permettre une réinterprétation de certaines normes (ici la nécessité pour chaque logement de recevoir une quantité fixe de lumière directe par jour). Cette nouvelle donne permet d’influer sur la morphologie de nos villes, tout en reconsidérant le cadre de ces normes : l’apport en lumière naturelle, les distances de recul, la sécurité incendie, mais aussi la taille d’une chambre, d’un appartement, etc.
L’habitat ne se limite plus à une surface isolée au cœur de nos métropoles. Il se déplie en sphères interconnectées ouvertes. Il peut même se déployer au-delà de l’îlot et de la métropole, pourquoi pas en relation avec les villes moyennes, petites et la campagne, de manière à repeupler, réutiliser et revaloriser les territoires en déshérence. Penser en n-spaces ouvre de nouveaux possibles. Mais l’n-spaces est un environnement connectable, qui doit donc pouvoir aussi se déconnecter. L’importance de la possibilité d’une déconnexion choisie reste primordiale.
Eric Cassar
Retrouver toutes les chroniques des n-spaces
* voir la chronique N-spaces – Vers un habitat déployé dans les espaces-temps
**Voir la chronique Chronique des «n-spaces» – Réalité augmentée ?
*** Lire « Les données des villes, un bien commun indissociable des bâtiments »