Devant la faillite actuelle de l’urbanisme règlementaire et pour sortir des petits arrangements urbains, il faut revenir à un urbanisme de projet, c’est-à-dire l’énoncé d’un projet collectif.
Un jour, Paul Ardenne, critique d’architecture, me faisait remarquer que, contrairement à mes confrères, je ne parlais pas d’utopie, je semblais me contenter des choses comme elles sont.
Cette remarque m’avait fait sortir de mes gonds et je lui rétorquais que, pour moi, l’utopie était une façon de construire une représentation de quelque chose d’irréalisable, pour très vite montrer que tout n’est pas possible. De là est née la création de mes topiques « Topiques/Topics », mes thèmes de prédilection sur lesquelles Paul Ardenne a lui-même écrit le texte. J’avais tort d’être trop raisonnable dans un monde déraisonnable, je n’avais pas vu arriver cette folie de la démesure comme celle de toutes les contradictions. La résistance semble être de mise mais pas grand monde s’élève pour dire « ça suffit ! ». Peut-être est-ce bien comme ça ? Le climat, par exemple, est une préoccupation collective et, avec elle, c’est le devenir des villes qui se pose avec l’accueil de milliards d’habitants nouveaux pour peupler la planète.
La vraie question est donc de savoir quelle sorte de ville nous voulons. Que proposer pour protéger la planète et promouvoir une société vivable ? Devant la faillite actuelle de l’urbanisme règlementaire qui s’est substitué à l’urbanisme de projet, il est urgent de trouver un remède. Par faute d’une représentation claire de ce que sera la ville de demain, il faut mettre sur pied, dans l’urgence, une concertation et une participation à des projets généreux.
Très centrés sur notre propre histoire, nous ne voyons pas ce qui se passe ailleurs. Après le modèle américain, quelle sera la ville adéquate, adaptée et possible en Asie, en Afrique, en Arabie ? Le XXe siècle a vu l’éruption de villes nouvelles, rarement satisfaisantes ; il est temps d’apprendre de nos erreurs.
Dans mon projet sur les Nouvelles urbanités africaines,* j’ai esquissé ce que pourraient être les principes fondateurs d’une nouvelle ville. Mon terrain de réflexion est l’Afrique car il y a urgence à anticiper, pour éviter les situations de polarisations inextricables avec la surpopulation à venir. Pour moi, l’importance est la place donnée aux éléments essentiels, l’eau, la nature, les moyens de déplacement, les densités et surtout la prise en considération des rites et des cultures locales. Mais mon projet africain semble bien à l’opposé de ce qui se trame en Arabie !
Mesure et démesure pour une ville qui se veut « accélérateur du progrès humain » !
De l’autre côté de la mer d’Arabie, dans une zone totalement désertique, un véritable terrain d’expérimentation (ou de jeu, suivant la façon dont les choses sont prises) est en train de se réaliser. Un projet colossal, Neom, une gigantesque mégalopole futuriste de 26 500 km², va sortir de nulle part avec dix millions d’habitants espérés (et non cent millions !). Les revues en ont largement fait l’actualité, inutile de revenir sur les grands principes de ce projet bien que quelques chiffres ne soient pas négligeables à rappeler : le projet est une ligne droite de 170 kilomètres de long, 200 mètres de large, le tout recouvert de miroirs, murailles réfléchissantes de 500 mètres de haut, des barres continues de 150 étages. Entre les deux murs parallèles est prévu un transport en commun ultra rapide, sans oublier les taxis volants.
Bien évidemment le tout sera conçu « dans la perspective la plus durable possible, économe en énergie bas carbone avec des matériaux recyclables ». On peut imaginer qu’en ce qui concerne le bois, la France fournira abondamment ce chantier à partir de ses forêts, la charpente de Notre-Dame en laissera suffisamment pour que nous puissions échanger bois contre pétrole ! Je ne commenterai pas la station de ski prévue pour recevoir les jeux olympiques ou la station balnéaire avec ses plages phosphorescentes, sa lune artificielle, sans compter le port gigantesque de porte-conteneurs pour concurrencer Djibouti.
La course au plus grand, plus haut, plus long, plus fou… voire plus inacceptable !
Auguste Perret avait une définition claire de l’architecture : « l’architecture c’est ce qui fait de belles ruines ». Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que c’est d’abord l’image qui a guidé le projet d’Arabie, lui donnant son échelle et son architecture ! Je reste attaché à la taille humaine, à la beauté, au panache et je ne suis toujours pas convaincu par la beauté de l’utopie, même si je sais que la mesure et la sagesse ne payent pas. Mieux vaut un beau geste, une émotion, plutôt qu’un record.
Face à Petra, merveille colossale et monumentale, comment l’Arabie peut-elle imaginer une vallée artificielle, un microclimat contrefait façon effet de Venturi, tout cela pour loger très peu d’autochtones mais pour attirer le maximum d’étrangers ?
Le plus cocasse ce sont les images présentées pour vendre le projet : « les prisons imaginaires de Piranèse » ! D’immenses espaces d’enfermement, des prisons démesurées et délirantes. C’était déjà les planches qu’il fallait connaître pour préparer le prix de Rome. Après mai 68, un espoir est né, celui de remettre le bateau architecture à flot et aujourd’hui c’est une épave qu’il faut restaurer ! Qui demandera des comptes ? Qui en rendra ?
Projet préoccupant sur le plan humanitaire et écologique
Il semblerait que ce soit le même jury (site écologiste américain Planetizen) qui ait désigné Anne Hidalgo à la quatrième place d’un top 100 des « urbanistes les plus influents du monde » ! Ce jury a sélectionné également MBS (Mohammed Ben Salman) pour ce prix prestigieux « pour s’être entouré de grands professionnels pour mener à bien son projet ». Quelques recommandations ont été précisées : renforcer la présence féminine, rajouter quelques Pritzker Price plus à même de travailler sur l’utilisation du polycarbonate et donner par endroits une note minimale voire frugale à la réutilisation de matériaux de démolition… Tout est dit.
Des architectes (qui se considéraient comme oubliés, bien qu’indispensables pour redresser la barre), conscients de l’importance du projet et de sa probable dérive, s’en sont émus publiquement, ce qui leur a permis d’intégrer l’équipe en couple pour être plus efficace. En quelque sorte, ils se sont déjà sali les mains, c’est bien dommage.
Peut-on faire n’importe quoi ou travailler avec n’importe qui ?
Ce sont les reproches faits à Gropius ou à Mies van der Rohe qui souhaitaient se rapprocher du 3ème Reich, à Le Corbusier prêt à travailler pour Mussolini ou le régime de Vichy. Hans Scharoun, comme Auguste Perret, n’échappent pas à cette sempiternelle question. Il restera toujours les prisons de Piranèse pour les enfermer !
Les architectes sont obligés de chercher des mécènes, de l’argent pour exprimer leur génie mais jusqu’où peuvent-ils aller ?
En réalisant le Haut du lièvre à Nancy, Bernard Zehrfuss construisait la plus grande barre de logements de France, 400 mètres de long, pendant qu’aux environs de Rome une barre d’un kilomètre de longueur, le Corviale, semblait ridicule au regard du projet de Clémens Klotz à Prora : une barre de 4 700 mètres, station balnéaire imaginée par Hitler.
C’était avant le réchauffement climatique et les crises migratoires.
Peut-on confondre utopie et folie ?
Une autre ville nouvelle, Masdar City à Abu Dhabi, au milieu d’un désert, décrite comme ville durable et prospère, avec ses bâtiments respectueux de l’environnement, consommant 40 % d’énergie en moins par rapport aux normes de l’industrie. En fait, c’est une ville fantôme, une autre utopie, construite avec la terre locale et qui disparaitra au premier séisme. Les meilleurs architectes du monde s’étaient précipités, sans un soupçon d’esprit critique. Pareil pour « Forest City », ville située en Malaisie dans une zone « écologiquement sensible », prévue pour 700 000 habitants, devenue désormais ville déserte où les bâtiments commencent à se ruiner.
Et pendant ce temps-là, de l’autre côté de la terre… eux aussi perdent la tête !
En Norvège, le plus grand paquebot du monde « Icon of the Seas » a vu le jour. Auparavant, le bon exemple venait du Nord mais là encore la démesure s’est emparé des esprits. Cette fois c’est une ville flottante, une autre forme d’utopie ou de folie. Avec ses 365 mètres de long (soit une trentaine de mètres de plus que la tour Eiffel couchée), ses 20 étages et ses 250 000 tonnes, soit cinq fois la taille du Titanic, ses 10 000 passagers… The « Icon of the seas » promet « les meilleures vacances en famille au monde » et « les meilleurs moments de vie, plusieurs fois par jour ».
Quel rapport entre Neom, Masdar City, Forest City et Icon of the Seas ?
Des prisons, rien que des prisons ! Parfois des prisons peintes en vert pour faire illusion, les rendre moins sinistres que celles du célèbre graveur. A croire qu’Elon Musk a raison de vouloir s’éloigner de la Terre… en espérant qu’il ne s’agisse pas de retrouver un autre enfermement !
Et pendant ce temps là… La terre tremble une fois de plus au Maroc, les villages s’effondrent sous nos yeux, la misère s’étale de façon insupportable. Dommage que les « Pritzker » tardent à se manifester, eux qui prônent la construction en terre et en briques de récupération. Ils auraient de quoi faire pendant que d’autres accourent en Libye expliquer qu’il faut inventer de nouvelles urbanités face aux risques naturels. Lutter contre la nature, retenir un oued ou freiner le Pacifique c’est perdu d’avance. Marguerite Duras raconte comment sa mère en a fait l’amère expérience (Barrage contre le Pacifique). La terre tremble ? Il y a beaucoup de chance pour qu’elle continue de le faire au-delà de nos efforts. Ce n’est certes pas une raison pour ne rien faire mais il faut ouvrir les yeux avant de laisser libre court à toutes ces folies.
Et pendant ce temps-là … L’Afrique doit se préparer à accueillir un milliard d’habitants supplémentaires, dans une zone qui va de Djibouti à Dakar. Elle devrait déjà être à même de localiser les cent villes situées autour des gares qui relieraient ces deux villes pour les désengorger. L’aqueduc du XXe siècle devrait déjà être en construction pour alimenter en eau potable ses nouveaux habitants. « Nouvelles Urbanités Africaines »* c’est le projet que j’appelle de mes vœux, pas une énième utopie, pas une folie, une évidence !
Et pendant ce temps là … Anne Hidalgo fait pousser des roses trémières au pied des arbres, supprime les voitures, transforme le périphérique en pelouse espérant ainsi réduire la coupure entre la ville et sa périphérie… et rend la vie impossible aux Parisiens !
Chaque société a son projet de ville, pas toujours plébiscité, du plus modeste au plus fou, des villes flottantes, d’autres ancrées dans la forêt ou en plein désert. Je crains que la ville, qui s’est défaite sous nos yeux depuis cinquante ans, ait bien du mal à se rétablir sans projet explicite. L’urbanisme de projet a laissé la place à un urbanisme essentiellement règlementaire.
Il est temps de nous réveiller et de dire quelle ville nous voulons ? Quelle mixité nous accepterons ? Quelle sera notre tolérance aux autres et notre capacité à vivre ensemble ? C’est cela un urbanisme de projet, l’énoncé d’un projet collectif, pour sortir des petits arrangements urbains.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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