Pourquoi pousser des étudiants à suivre une formation en laquelle ils ne se reconnaissent pas ? Pourquoi enfermer des étudiants qui se dirigent vers les professions de la maîtrise d’œuvre dans une posture idéologique contre l’acte de construire ?
Il y a deux ans déjà, j’écrivais une chronique sur la condition des étudiants en architecture*, aujourd’hui les écoles font à nouveau la une des journaux… spécialisés, car elles sont en grève pour dénoncer leur manque de moyen. En effet, passées en 1995 du ministère de l’Equipement au ministère de la Culture, le manque d’investissement dans les ENSA est tel qu’aujourd’hui l’Etat investit moins pour un étudiant en architecture que pour un collégien… L’art naît de la souffrance !
En même temps, dès 1995, il ne fallait pas être grand devin pour imaginer ce qu’il allait se passer : se placer sous la tutelle du ministère de la Culture, si flatteur soit-il pour l’ego de la profession, n’en demeurait pas moins dépendre désormais d’un ministère dont chacun sait que le budget est la variable d’ajustement des finances nationales, qui déjà à l’époque n’étaient pas au beau fixe.**
Alors oui, depuis 30 ans les écoles d’architectures assurent leur mission avec les bouts de ficelles que leur concède le ministère. Pour pallier ce problème, depuis 2018, l’autonomie des ENSA est censée permettre à chaque école d’aller chercher des financements dans le privé comme toutes les facultés de France… Visiblement sans grand succès !
Aussi les écoles, accompagnées par l’ordre des architectes, se tournent aujourd’hui vers les institutions afin d’obtenir une augmentation de leurs dotations.*** La frugalité si chère au discours de l’ordre ne serait-elle finalement pas si heureuse que cela ?
Pour les agences d’architecture ce mouvement, si légitime qu’il puisse être, n’en demeure pas moins paradoxal sur bien des points. Au-delà du sarcasme sur la distorsion du discours sur la frugalité, se pose aussi légitimement la question de l’investissement que devrait consentir l’Etat Français pour former des architectes quand, en même temps, l’ordre qui représente notre profession n’a de cesse de dire à qui veut l’entendre qu’il est impératif d’arrêter de construire ! En ce cas, évidemment, à quoi bon continuer à former autant d’architectes, chefs d’orchestre par excellence du domaine de la construction, si l’on ne doit plus construire ?
Il faut bien admettre que le discours semble porter ses fruits auprès d’une partie des étudiants, générant de jeunes diplômés pour le moins désorientés, ayant du mal à se situer entre la culpabilité de participer à cette activité qui aujourd’hui est présentée comme la principale source de destruction de la planète et la nécessiter de subvenir à ses besoins, ne serait-ce qu’élémentaires.
Aujourd’hui les agences sont confrontées à des cas de conscience avec des jeunes qui préfère baisser les bras, considérant qu’il est préférable de se tourner vers les métiers manuels, ou un retour à la terre et la tentation de l’auto-construction. Dans ces conditions, n’est-il pas légitime d’interroger le bien-fondé du financement par l’Etat de cinq à six ans d’études pour en arriver là ? Comment justifier que la nation investisse, fût-ce de façon frugale, dans la formation de personnes capables de réfléchir à ce qui est encore aujourd’hui reconnu « d’utilité publique », l’art de la construction, si c’est pour voir les jeunes diplômés baisser les bras avant même d’avoir commencé à essayer de faire bouger les choses ? Des jeunes préférant le refuge d’une vie de « survie » dans une recherche d’autosuffisance, dans une démarche finalement hautement égoïste et autocentrée bien loin de l’utilité publique à laquelle ils étaient destinés !
Comme le profère Rudi Ricciotti dans son excellent discours « Doit-on faire le procès du béton », « L’architecte est toujours coupable : il est né coupable, il finira coupable ».****
Des confrères praticiens, invités à assister à des soutenances d’habilitation à la maîtrise d’œuvre, se sont retrouvés face à des soutenances à charge contre l’acte de construire et dénonçant une posture de « traître écologique » des agences d’architecture, cela sous l’apparente bienveillance des enseignants tuteurs…. Pourquoi pousser des étudiants à suivre une formation en laquelle ils ne se reconnaissent pas ? Pourquoi encadrer des étudiants qui se dirigent vers les professions de la maîtrise d’œuvre si l’on est soi-même dans une posture idéologique contre l’acte de construire, voire disciple de théorie collapsionniste ?
En tout état de cause est-ce que l’apport de financements supplémentaires dans les écoles permettra de mieux préparer les jeunes diplômés à ce qui les attend ? Il est permis d’en douter !
Autre élément troublant pour les praticiens dans cette grève, la posture des enseignants qui tendent à réclamer une cotutelle du ministère du Logement, lequel par les temps actuels a aussi la charge de la transition écologique, l’argument étant que les architectes sont moteurs de la transition écologique. Il est vrai qu’aucun autre pan de l’économie n’est impacté par ce phénomène ! En ce cas, que se passera-t-il au prochain changement de gouvernement ? Si l’Ecologie redevient un ministère autonome, les écoles restent à l’Ecologie ou se replient-elles au Logement ? Et si l’Ecologie est rattachée à l’Industrie ou à Bercy, les écoles suivent ?
Il est tout de même curieux qu’en toute simplicité les écoles ne demandent pas leur rattachement pur et simple au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, non ?** Sauf évidemment à ce que la formation d’architecte ne relève pas de l’enseignement supérieur et qu’aucune recherche ne soit effectuée au sein des écoles ! A moins peut-être que le corps enseignant dans sa majorité ne soit plus intéressé par la question du logement que par tout autre problématique architecturale ?
Force est de constater que lorsque de jeunes diplômés se présentent en entretien, de façon quasi exclusive, nous avons le droit à une succession de projets étudiants autour de cette question : le logement sous toutes ses formes, pour étudiants, pour télétravailleurs, pour colocataires, en bande, en tour, en standard, et même en lotissements ! Bref, toutes sortes de projets plus ou moins aboutis, tous occultant l’ensemble des contraintes que devront résoudre les étudiants en agence mais comportant tous les doctrines actuelles de « réemploi », « frugalité », « terre crue », etc. Malheureusement, sans aucune espèce de réflexion sur la manière de mettre en œuvre ces doctrines dans le monde réel et les luttes à engager pour espérer y arriver. L’atterrissage dans la vie active est forcément rude !
Et quand l’agence construit des équipements publics ou industriels, le jeune diplômé se retrouve bien démuni pour décortiquer un process industriel ou hospitalier ou encore le fonctionnement d’un établissement recevant du public. Du coup, c’est à la charge de l’agence que revient la formation de l’architecte !
Pourtant quand l’ordre des architectes parle d’arrêter de construire, il ne peut être question que du logement car c’est dans ce domaine que nous avons en théorie suffisamment de mètres carrés mais, s’il est besoin de « réindustrialiser la France », il va bien falloir construire des usines aujourd’hui disparues. Il est vrai que l’architecture française a toujours dénigré cette pratique. Quant aux équipements, ils doivent continuellement évoluer pour suivre les besoins changeant de la population, les hôpitaux se moderniser, les écoles s’agrandir ou se renouveler, les équipements sportifs s’adapter aux nouvelles pratiques… Bref il y a un vrai besoin de réflexion, d’intelligence autour d’enjeux dont les architectes doivent savoir se saisir, en intégrant la dimension environnementale de ces nouveaux ouvrages.
Faut-il arrêter de former des architectes ? Sûrement pas… Faut-il investir plus dans les écoles d’architecture, assurément ! Mais il serait surtout temps que l’enseignement au sein des écoles évolue pour coller un peu plus aux enjeux que doivent relever les agences au quotidien, et que les tutelles cessent les discours dogmatiques et anxiogènes afin de stopper cette grande démission. Les enjeux à relever par notre profession sont suffisamment nombreux et incroyablement stimulants pour tout jeune qui veux s’en donner la peine.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
Retrouver toutes les Chroniques de Stéphane Védrenne
* Lire De la culture de la charrette à la culture du projet
** Les ENSA sont également sous tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, dont le rôle est pour autant inconséquent en l’occurrence (NdE).
*** Lire Lettre ouverte – Les ENSA se consument, les ministres de tutelle regardent ailleurs
**** Rudy Ricciotti : doit-on faire le procès du béton ? (radiofrance.fr, 09/2020)