En faisant de la protection du patrimoine l’alpha et l’oméga de la redynamisation des centres historiques, la muséification transforme la ville en décor. Si un tel choix peut être inspiré par des objectifs et des sentiments légitimes, comment espérer que cette sacralisation généralisée du patrimoine puisse mener à autre chose que la paralysie et la mort ?
C’est dans la seconde partie des années 70 que la ville se tourne avec un respect inédit vers son passé. Le mouvement peut être daté du choix de Valéry Giscard d’Estaing de conserver la gare d’Orsay que Georges Pompidou envisageait de remplacer par une tour.
Ce virage qui s’étale sur quinze à vingt ans se manifeste aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. L’engouement sans limite pour la modernité laisse apparaître une dimension que d’aucuns soupçonnaient mais que personne ne s’autorisait à formuler clairement : l’éloge du concept et de l’originalité, de la démocratie et du progrès social par la modernité cachait une haine irraisonnée du passé et de la diversité.
Le traumatisme de la destruction des Halles de Baltard contribue au revirement général. Aux Etats-Unis, des projets d’infrastructures menaçant des quartiers anciens sont mis en échec par des résistances farouches. La prise de conscience en faveur du patrimoine n’est pas nouvelle. Elle date du XIXe siècle et se traduit en France dans les années 60 par l’adoption de la loi Malraux sur les secteurs sauvegardés. Mais sa manifestation dans les années 70 a ceci de particulier qu’elle n’entend pas seulement préserver des pans du passé mais interroger plus largement la légitimité et les modalités des transformations urbaines.
Extension et sacralisation du domaine patrimonial
Aujourd’hui, nous vivons toujours ce ressac de la modernité. Le futur n’a plus la cote. Au mieux, le présent indiffère, au pire, il hérisse. Partout, la «patrimonialisation» gagne du terrain. L’histoire ne s’efface plus, elle se valorise, se revisite et annexe désormais le XXe siècle.
En l’espace de quelques décennies, les opérations de mise en valeur du patrimoine ancien se multiplient. D’un travail sur l’éclairage jusqu’à la piétonnisation des centres, de l’obtention de labels jusqu’au classement et à la protection d’éléments remarquables en passant par des opérations de ravalement et de reconversion, tout est mis en œuvre pour embellir les centres historiques.
Les exemples abondent. A Morlaix, en Bretagne, la maire Agnès le Brun se félicite d’avoir obtenu en 2018 la protection de près de 150 maisons en pan de bois. A Calais, l’adjoint à la Culture de la ville, Pascal Pestre, dit sa fierté d’avoir enfin rejoint enfin le cercle restreint des «Ville ou Pays d’art et d’histoire» créé en 1985 par le ministère de la Culture. Les élus de Sedan, eux, placent tous leurs espoirs de renouveau dans la réhabilitation de la forteresse pour un montant global de 13 millions d’euros. Ici comme à Reims, la municipalité a favorisé l’ouverture d’un hôtel haut de gamme et attend beaucoup, sinon tout, du tourisme pour tonifier la vie locale.
Secteurs sous contrôle
On pourrait continuer d’égrener les exemples à l’infini. Jamais les petites et moyennes villes n’ont été aussi belles. Jamais elles n’ont été autant menacées par le déclin. L’obsession de préserver le passé, de le protéger contre les atteintes du présent aboutit logiquement à une vitrification de la ville. La construction de logements et plus largement de bâtiments neufs devient de moins en moins acceptable et par conséquent de plus en plus difficile.
Le patrimoine historique fait l’objet de mesures de protection de l’Etat, sa transformation est rigoureusement réglementée. Les architectes des Bâtiments de France (ABF) veillent au grain dès lors qu’il s’agit de faire la moindre modification sur les éléments architecturaux classés. Bien que la loi Elan votée en 2018 ait limité la portée de leur avis en cas d’opérations de lutte contre l’insalubrité, les gardiens du patrimoine peuvent décider de tout ou presque jusque dans le moindre détail, de la couleur et la matière des tuiles jusqu’à celles des volets en passant par l’état du parquet. Des décisions qui confinent à l’arbitraire, en tout cas de l’avis des élus.
Tuiles grises ou tuiles rouges ?
Il n’y a guère que les bâtiments de la place Vendôme qui puissent se permettre de percer leurs toitures d’énormes Velux. Ailleurs, la discipline est généralement de rigueur. A Driac, petite commune située dans l’agglomération d’Angoulême, les demandes de l’architecte des bâtiments de France pour la construction d’un lotissement situé en zone protégé ont suscité l’étonnement du maire : «il a imposé des tuiles grises aux douze premières maisons et pour la treizième il dit oui aux tuiles rouge vif !».
On pourrait presque en rire si des petites décisions comme celles-ci ne finissaient par paralyser de nombreux chantiers mis à l’arrêt parce que l’Architecte des Bâtiments de France avait émis un avis négatif ou demandé des modifications trop contraignantes ou dispendieuses pour les propriétaires ou les villes.
C’est par exemple le cas à Saint-Chamond, ville de 36 000 habitants situés dans la Loire. Là-bas, la construction sur une friche d’une résidence de 77 logements pour des seniors et de 400 mètres carrés de commerces a déjà pris dix ans de retard à cause de l’avis négatif émis sur le projet par l’Architecte des Bâtiments de France qui demande à protéger certains éléments remarquables à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments classés. Pour le maire de la ville Hervé Reynaud, il ne s’agit pas de faire preuve de mauvaise volonté mais il est selon lui mis face à des contraintes prohibitives : «Les éléments à conserver, cela complexifie le projet et en élève le coût», alors même que le centre-ville souffre (14 % de vacance commerciale).
Le Havre de la reconstruction paralysé pour l’éternité
Saint-Chamond n’est qu’un exemple parmi d’autres de ces villes qui dénoncent le pouvoir parfois abusif de l’Etat lorsqu’il s’agit de construire sur des bâtiments ou aux abords de zones classées au titre des bâtiments historiques.
Tenir les ABF pour seuls responsables d’une muséification urbaine rampante serait pourtant excessif. Sans même parler de dispositifs spécifiques et contraignants, la muséification relève d’un phénomène qui excède largement le cercle de quelques experts de l’administration.
En réalité, elle est d’abord le fait d’élus qui misent sur la préservation du passé, considérant que cette préservation représente le meilleur gage pour l’avenir de leur ville. Quitte à stopper la transformation urbaine de leur centre. C’est le cas du Havre qui depuis son classement au patrimoine mondial de l’Unesco en 2005 s’interdit toute transformation majeure au cœur du périmètre Perret, soit peu ou prou, un secteur correspondant au centre-ville.
Mourir en beauté, c’est aujourd’hui possible
Les conséquences de l’immobilisme urbain n’ont pas la même portée selon les villes. Pour les plus attractives, la muséification transforme des quartiers entiers en résidences touristiques par la grâce des sites de locations pour les particuliers comme AirBnb. Pour d’autres, elle finit par décourager le développement de l’habitat et dissuader la construction.
Dans tous les cas, l’obsession patrimoniale enclenche une baisse de la population dans de nombreuses villes en dissuadant la modernisation et la rénovation, c’est-à-dire le remplacement de constructions pourtant jugées inadaptées aux exigences de sécurité ou de confort.
Problème : une ville qui ne construit plus voit mécaniquement sa population décliner en raison des divorces, du départ des enfants et du vieillissement généralisé des habitants. Bien sûr les petites communes isolées hors des pôles sont les plus touchées mais aussi les plus grosses agglomérations comme Douai ou Amiens. Même Paris est concernée par le phénomène. Souvent, c’est le début d’un cercle vicieux pour certains centres-villes lorsque la perte d’habitants entraîne la fermeture de commerces. Rien d’étonnant à ce que le taux de vacance commerciale dans les centres-villes de France atteigne les 11,9 % en 2018 contre 7,2 % en 2012.
Encore une fois il ne s’agit pas de nier les abus et les erreurs qui ont par le passé débouché sur des aberrations architecturales ou urbaines dont certaines villes paient encore aujourd’hui le prix fort. Il n’y a pas d’autre solution que de réglementer et d’encadrer. Mais comment ne pas voir qu’en l’espace de quelques décennies, les villes françaises sont passées d’un excès à un autre, opposant au ‘fuck the context’ une valorisation obsessionnelle du passé.
Comment espérer qu’une ville qui s’arrête de changer et de refléter la succession des époques puisse continuer de vivre ? La beauté est une préoccupation légitime. Faisons-en sorte qu’elle ne rime pas avec la paralysie et la mort.
Franck Gintrand
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