Le marketing présidant à la conception des grandes surfaces, ce n’est pas tant leur médiocrité architecturale que les rares exceptions qui étonnent.
Toujours pas de chef-d’œuvre à l’horizon
Quelque cinquante ans en France mais aucun chef-d’œuvre à son actif. La distribution moderne, celle d’après-guerre, a une histoire déjà longue mais sans gloire. Peu de réalisations primées. Peu de grands noms attachés au genre sinon celui du Viennois naturalisé américain, Victor Gruen, inventeur du centre commercial. Les architectes célèbres cèdent parfois à l’appel de quelque projet prestigieux mais, de façon générale, et encore jusqu’à une date récente, les maîtres d’ouvrage préfèrent travailler avec des cabinets rompus aux nombreuses contraintes des équipements. Eux, au moins, n’ont pas d’état d’âme.
Il ne viendrait pas à l’esprit des architectes les plus connus de s’en plaindre publiquement mais les cabinets spécialisés ne se privent pas de dénoncer une forme de snobisme. Thierry de Dinechin et Philippe Gorce, associés de l’agence DGLa, qui ont livré au printemps 2012 la nouvelle galerie de la gare Saint-Lazare à Paris le déplorent : «il y a pour beaucoup de nos confrères un côté vulgaire à toucher au commerce». Pour eux, cela va de soi, ces programmes ont «un intérêt architectural majeur». Ne s’agit-il pas de «recevoir du public et de faire en sorte que les usagers soient heureux» ? Après tout, les visiteurs ne «viennent-ils pas sans ticket ni même carte d’abonné (…). Il n’y a guère que les gares et les centres commerciaux qui sont réellement libres, ouverts et publics». Curieux argument dans la mesure où un centre commercial fait plus penser à une rue commerçante qu’à un musée ou à une salle de gym. Mais passons…
Une architecture sous contrainte
Il ne faut pas accabler les concepteurs de centres commerciaux. Leur métier est loin d’être évident. Première difficulté : le cahier des charges d’un centre commercial est entièrement subordonné à la facilitation des ventes. Cette finalité n’interdit pas l’architecture mais elle l’encadre fortement. A titre d’exemple, chaque niveau d’un centre a des usages préférentiels et il est très difficile de faire monter le chaland au-delà de deux étages.
Seconde difficulté : un centre commercial tourne généralement le dos à son environnement. Du coup, l’effort des architectes ne peut porter que sur l’entrée ou sur la forme selon des considérations qui tiennent plus du design que de l’architecture.
Troisième difficulté : le peu d’intérêt que prêtent les clients, à savoir les enseignes, et par conséquent les financiers, à l’architecture de l’ensemble. Une trop grande originalité peut même contredire les attentes des enseignes qui attendent que l’image de marque du centre respecte la leur.
Quatrième difficulté : le caractère aseptisé et kitsch plaît aussi bien aux touristes qu’aux habitants. Cela va généralement de pair avec une touche régionale comme c’est le cas du Sun Dong An Plazza de Pékin réalisé dans les années 90 mais cet effort d’adaptation relève, là encore, plus du marketing que de l’architecture.
Cinquième difficulté : la durée de vie d’un centre commercial est de quinze ans. L’architecture, quand elle existe, est donc menacée d’obsolescence dès sa conception.
Qu’elle est loin l’architecture des passages et des grands magasins !
N’idéalisons pas les passages et les grands magasins. Dès l’origine, il y a de la part de ses promoteurs une volonté évidente d’isoler le commerce du tissu urbain immédiat. C’est pour se mettre à l’écart des nuisances en tous genres des rues de plus en plus fréquentées que se développe le passage couvert. Et c’est pour maîtriser totalement l’environnement de la vente dans un milieu urbain en pleine mutation que naît le grand magasin. Et rien n’oblige à aimer le style éclectique, surchargé et parfois de mauvais goût, qui a largement dominé la conception des grands magasins.
Il n’en reste pas moins que le passage couvert assurait une véritable fonction urbaine en servant de raccourci – fonction qu’il a depuis perdue – et que le grand magasin contribue encore – malgré des difficultés croissantes dans de nombreuses agglomérations moyennes – à animer et sublimer la ville en s’y intégrant et en enrichissant son identité. Faste période donc, quand même, que celle qui court de 1876, date de l’ouverture du nouveau Bon Marché conçu par Boileau et Eiffel jusqu’en 1905, année de l’inauguration de la Samaritaine de Franz Jourdain en passant par l’ouverture du Printemps de Paul Sedille.
L’architecture déconnectée de l’urbain
L’histoire est connue. Quand, après-guerre, les Pays-Bas et la Grande Bretagne s’interrogent sur la place respective des voitures et des piétons dans des centres-villes en reconstruction, l’Amérique elle choisit de mettre le commerce là où habite un nombre croissant d’habitants : en banlieue. A l’origine, Gruen concevait son invention comme une «ville commerciale» où la voiture ne serait plus indispensable dès lors que viendraient s’y agréger des logements, des bureaux et des loisirs. Ce qui, on le sait, n’est jamais arrivé.
Southdale center des jumelles de Minneapolis et Saint Paul n’est pas devenu la «sustanable City» rêvée par Gruen. Le modèle américain de l’unité isolée dans un pays riche en terres vierges n’aurait pas dû avoir le même succès en Europe où le foncier est moins abondant et plus réglementé. Ce fut pourtant le cas, en France. Le résultat, chacun le sait désormais, est pire qu’en Amérique. Alors que les ‘malls’ ont créé des centres-villes qui n’existent pas aux Etats-Unis, ils contribuent à détruire les nôtres. Mais qu’importe puisque la grande surface relève moins de l’architecture que du design industriel. La qualité d’un centre commercial ne se juge jamais à son intégration dans l’environnement mais dans sa capacité à exister par lui-même, quitte s’il le faut – et c’est malheureusement souvent le cas – à exister à l’abri de, sinon contre son environnement.
Aveugle ou à ciel ouvert ?
A l’origine, le ‘mall’, comme l’hypermarché qui en est une déclinaison formelle, peut se résumer à une boîte hermétique cernée par des parkings. Il s’agit de focaliser le client sur le produit. Ni jour ni nuit donc, le chaland est dans une boîte. C’est l’époque des villes bis, des centres affectés d’un 2 : Parly 2, Vélizy 2, etc.
Aujourd’hui, il est possible de distinguer deux types de centres commerciaux. Le premier type de centre est à ciel ouvert. Il est situé la plupart du temps en périphérie. Avec sa rue principale, il s’apparente à une reconstitution plus ou moins réussie d’un bout de ville. Compte tenu de l’espace environnant, son enveloppe peut faire l’objet d’une réflexion. A condition d’un minimum d’argent, ce qui est loin d’être toujours le cas.
Le second type de centre commercial est fermé sur plusieurs étages autour d’un atrium. Accolé au moins en partie aux constructions voisines, il n’offre pas les mêmes possibilités créatives à l’exception notable de l’entrée. En fait, depuis la Houston Galleria, ouverte en 1970, le vieux concept d’éclairage zénital a la cote, y compris lorsqu’il s’agit d’un centre commercial souterrain comme celui du Louvre. Même les vieux centres optent pour cette solution lors de travaux d’extension-réhabilitation (les deux allant de pair).
Quelques belles exceptions
Les opérations intéressantes sont rarissimes. La BCE Place de Toronto conçue par Santiago Calatrava est un tour de force inégalé. Le Centro Torri d’Aldo Rossi à Parme sort des sentiers battus. Plutôt que tout miser sur l’entrée, ce centre est couronné de six hautes cheminées en brique, bien plus hautes que ne l’exigent la ventilation et le chauffage. D’aucuns pourraient aussi citer Le Centro Torri de Mario Botta à Florence ou le complexe commercial de M. Fuksas à Eindhoven en Hollande.
Et que dire de la fameuse chaîne dans le Tyrol MPreis, sinon qu’elle est la seule à laquelle on puisse réellement prêter un souci architectural. Pour chaque nouveau supermarché, MPreis n’impose à aucun architecte ce à quoi doit ressembler un supermarché, pas de «Corporate Idendity», qui repose sur le concept d’uniformité employé pour la réalisation des hangars décorés. MPreis n’impose même pas aux architectes où ni comment le logo doit être positionné, aucune restriction pour les matériaux, les traitements des façades. Les architectes doivent seulement proposer un supermarché en harmonie au paysage avec des solutions architecturales innovantes tout en respectant le budget restreint. Cette démarche, pour le moins originale, a valu à MPreis une reconnaissance amplement méritée, l’Österreichische Bauherrenpreis.
Des centres commerciaux surévalués
D’autres réalisations sont systématiquement mentionnées d’un article à l’autre mais est-ce vraiment justifié ? Les hypermarchés en béton de Claude Parent, indéniablement novateurs, sont-ils des réussites dès lors qu’ils n’ont pas réussi à casser un modèle de construction d’une pauvreté abyssale ? En quoi réside l’intérêt du centre Bercy 2 de Renzo Piano sinon dans le choix incontestablement original de la couverture ? Que reste-t-il du projet initial et novateur de centre commercial de Jean Nouvel au sein d’Euralille sinon quasiment rien ?
Et faut-il considérer l’Atoll, livré en 2012 en périphérie d’Angers, comme une réussite au motif qu’il emprunte la forme d’une soucoupe volante plutôt que celle d’une boîte à chaussure pour, expliquent ses promoteurs, protéger les environs des nuisances associées au commerce (il fallait quand même oser le dire) ? Il peut y avoir dans ce type de geste, comme dans toute création en plein champ ou en entrée de ville, de la beauté mais cette beauté n’en reste pas moins hors-sol, sans aucune fonctionnalité urbaine, sinon celle de détricoter ce qui existe par ailleurs.
Sauf à heurter les préférences esthétiques des élus qui n’ont pas la capacité de refuser ces cagnottes tombées du ciel, cette beauté a tout, qui plus est, d’une beauté facile, puisqu’il est à peu près possible en ces no man’s land de tout imaginer et de tout se permettre. Tout, n’importe quoi, y compris parfois le moins pire, pour peu que le commanditaire y mette un minimum de moyens financiers.
Artifice d’architecture et d’urbanisme
Dans un article aussi cruel que lucide sur la Petite Madeleine, Chroniques d’architecture souligne combien, malgré d’évidentes qualités intrinsèques, ce nouveau centre commercial de la Compagnie de Phalsbourg, construit en banlieue de Tours, crée «de toutes pièces des ‘rues commerçantes’ sur un plancher de bois et une jetée n’allant nulle part qui ressemblent au final à ces quartiers touristiques chinois reconstruits sur des fantasmes de meilleur des mondes consuméristes».
Les architectes des ‘retail Parks’, ces zones où chaque enseigne défend sa spécificité de marque mais si possible avec un peu plus d’ordre et d’harmonie que par le passé (ce qui n’est pas bien difficile) se défendent comme ils peuvent. «Ce n’est pas parce que les gens vont faire du shopping à bas prix qu’ils doivent nécessairement le faire dans un bâtiment ‘cheap’. C’est le rôle de l’architecte que d’offrir de la qualité, quelle que soit la typologie d’usagers». Soit, mais l’effort architectural, qu’il soit méritant ou dérisoire, doit-il consister à concevoir des parcs commerciaux pour pauvres ? Et l’architecture mérite-t-elle encore son nom dans ces cas-là ?
Franck Gintrand
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