Le 26 avril 2016, Ma Petite Madelaine (avec un a), le dernier ‘Retail Park’ de La Compagnie de Phalsbourg signé des architectes Nicola et Adélaïde Marchi, a été inauguré en grande pompe à Chambray-lès-Tours (37). L’occasion pour Philippe Journo, président de la Compagnie de Phalsbourg, de faire le show. Il assure avoir pour ambition de «construire une France plus belle, attentive au développement durable et créatrice de richesses pour la communauté». Vraiment ?
Un bâtiment plutôt réussi et construit dans les règles de l’art, jusque dans les détails, avec un programme pavé de bonnes intentions issues de l’air du temps, peut-il se révéler pour autant défier l’entendement ? Si l’agence Marchi Architectures a parfaitement répondu à la commande, Philippe Journo, maître d’ouvrage en campagne, est au centre d’un paradoxe.
Quand un architecte répond à un appel d’offres, il en accepte d’emblée le principe implicite. Or, celui de la nouvelle ‘Création’ de Philippe Journo (je crois qu’il aimera ce mot), en triste banlieue tourangelle, pose question. Le credo de La Compagnie de Phalsbourg tient en un slogan : ‘des centres commerciaux archi différents’. C’est vrai, un peu. En effet, au-delà de l’investissement financier que représentent ces centres commerciaux – Philippe Journo prendra soin d’ailleurs de remercier ses banquiers nommément lors de son allocution ; des banquiers, que dis-je, des sponsors – le président de La Compagnie de Phalsbourg construit des bâtiments étonnants avec une véritable volonté d’architecture. Citons entre autres l’Atoll, livré en 2012 à Angers par Vincent Parreira (AAVP) et Antonio Virga, et qui apparaît aujourd’hui à bien des égards comme une réussite. Bref, un dirigeant d’entreprise investi qui, son intérêt bien compris, se targue d’architecture.
Pour arriver à «Ma Petite Madelaine», de la gare de Tours ou d’à peu près n’importe où dans l’agglomération, il faut prendre un véhicule motorisé, conduire une vingtaine de minutes sur diverses rocades puis traverser une interminable ‘entrée de ville’, elle-même une ‘zone commerciale’ à ciel ouvert. Le point de Philippe Journo, nous explique-t-il, est donc peu ou prou d’organiser la ‘zone’ en quelque chose de plus beau, mieux pensé et réfléchi, ce dont témoigne son architecture. Pourquoi pas.
Là où ça devient intéressant est quand Phlippe Journo se la joue Steve Job. Pour l’inauguration, il avait, comme pour un match ou une manif, réservé le TGV et les bus pour ses invités parisiens. A leur arrivée sur place, la police était là qui bloquait la circulation au rond-point pour laisser passer le cortège. Il y avait même un cracheur de feu et un feu d’artifice pour boucler la soirée. Alors certes, Philippe Journo construit des centres commerciaux qui ont de l’allure mais cela vaut-il le spectacle du président sur scène avec madame et les enfants – dont il cite les noms dans une forme d’indécence -, le mot de la fin qu’on se croirait aux Oscars, les 3 000 spectateurs qui font la claque ? Cela donnait surtout l’impression d’être à un meeting de campagne d’une élection en Amérique profonde avec la petite famille du candidat qui se tient gentiment en rang d’oignions près de lui.
Christian Gatard, le maire de Chambray-les-Tours, un petit homme adepte de la «France qui travaille» et co-hôte de la réception, en était tout retourné. Impressionné, il trouve quant à lui le bâtiment «magnifique», «formidable». «Nous sommes fiers de cette réalisation, elle est belle comme la France que nous voulons tous», conclut-il, poète, à propos de cette ‘Madelaine’ qui lui est tombée du ciel. Serge Babary, le maire de Tours et pourtant plus au fait de ces agapes, était également impressionné. Parlant de Philippe Journo dont la Compagnie de Phalsbourg fait selon lui tant de bien à tout le monde, il raconte cette anecdote. «Il y a 650 arbres sur le parc (notez que le centre est devenu parc. Nda), je suis sûr qu’il [Journo] les connaît un par un», explique-t-il. Applaudissements garantis. Et pour la COP 21 ? «Il y a 13 hectares de parc dont 8,5 hectares sont végétalisés», dit-il. Végétaliser les hectares à la campagne, certes il fallait l’inventer. L’architecture en bois réussie de l’agence Marchi peine cependant à masquer la vacuité du propos.
D’ailleurs, si les élus sont présents, c’est bien Philippe Journo qui fait le show. Vrai de vrai, il fait même applaudir les architectes, qui ne sont cependant pas invités à dire un mot. Il dit à tous quand manger, quand boire, quand aller au feu d’artifice, etc. Tout est parfaitement organisé, minuté, et c’est sans doute à mettre à son crédit et il est logique qu’à la fin, tous ses convives filment son feu d’artifice avec les smartphones de Steve Job.
Sauf que, si tout cela est bien gentil – et Journo a encore longuement remercié les enseignes «qui le suivent», trop heureuses sans doute, et à juste titre selon les calculs de leurs comptables – il demeure que fut construit ici un centre commercial de 32.000 m² de surface commerciale au milieu de nulle part et auquel on n’accède qu’en voiture, et ce n’est pas la moquette verte sur chacun des 900 emplacements de parking qui fait oublier l’étanchéisation de la parcelle. Certes l’architecture promue par La Compagnie de Phalsbourg est une montée en gamme mais que raconte-elle de la vision du monde de son président et des 3 000 spectateurs enthousiastes qui, comme Philippe Journo et les élus, se félicitent des 230 emplois créés ?
«Il s’agit d’un centre commercial d’un nouveau type qui n’est pas en opposition avec le centre-ville ou les centres-bourgs», dixit le maire de Chambray. La forme négative indique qu’il n’est lui-même pas trop rassuré quand même. Philippe Journo aborde lui aussi, brièvement, cette problématique, quasi dans les mêmes termes, parlant à peine «d’une querelle dépassée». Mais, s’il nous dit combien d’emplois ont été créés avec Ma Petite Madelaine, pourquoi alors ne pas indiquer combien d’emplois ont concomitamment été créés ou ont disparu en centre-ville ? La réponse est que si c’était une bonne nouvelle, personne ne la passerait sous silence. Bref, mettre un beau centre commercial au fond d’une zone commerciale d’une tristesse inouïe ne change rien au fond du problème des entrées de ville et de la dévitalisation des centres. «Nous essayons de réparer ce qui a été mal fait ces trente dernières années», soutient pourtant Philippe Journo.
Lequel ne semble d’ailleurs pas si convaincu de son modèle puisque, depuis Chambray-les-Tours, sa Compagnie de Phalsbourg est revenue en ville, dans la cour des grands, ce dont témoigne l’effort fourni pour les rendus de réinventer Paris : trois concours gagnés sur quatre, il faut croire que les banquiers sont contents et puisque les fans applaudissent… La société vient d’ailleurs d’acquérir pour 38M€ un très bel immeuble rue de Saxe, dans le VIIe arrondissement de Paris, sur une autre planète que celle de Chambray.
Philippe Journo insiste et dit vouloir être au service des clients, qu’ils aient encore envie d’aller dans les magasins plutôt que de commander par Internet ; d’ailleurs, Ma Petite Madelaine compte soixante caméras pour leur protection. Mais quelle idée se fait-il de ces clients ?
Pendant son show, il était très fier de parler de la fontaine, une création dans la création, au centre du centre. Cela s’appelle le jardin des amoureux, «un endroit très romantique», dit-il. Tout à fait, à Chambray-les-Tours, les gars donneront aux filles rencontrées sur Internet rendez-vous au centre commercial, ultime destination pour imaginer l’avenir, à condition bien sûr que chacun soit motorisé. Vous avez dit romance ? Quelle misère ! D’ailleurs, il y a des jeux et des animations – «gratuits», précise qui vous savez – pour les enfants. Lesquels sont sans doute les consommateurs de demain. Qui sait, pour les futurs couples, leur rencontre à la fontaine des amoureux du centre commercial sera peut-être leur meilleur souvenir.
Et voilà pour la madeleine.
Christophe Leray
P.S. : Puisqu’il est question d’architecture, Philippe Journo donne rendez-vous pour son prochain show le mardi 3 mai au Pavillon de l’arsenal à Paris pour présenter son exposition «Réinventer Paris». Dire à Anne Hidalgo, maire de la capitale, de prévoir les CRS pour le cortège qui arrivera de province par bus et TGV ?
P.S. 2 : Jeunes diplômés d’Etat des écoles d’architecture, si vous aimez l’esprit ‘corporate’, tentez votre chance tant la Compagnie de Phalsbourg est, à ce jour, sur une bonne dynamique. On en voudra peut-être à Philippe Journo dans trente ans – on commence à en vouloir déjà à Steve Job – mais, et ce ne sont pas les architectes ayant travaillé pour elle qui me démentiront, cette société a aujourd’hui du travail pour les agences, dont celle de Sou Fujimoto. Apparemment cet homme aime l’architecture de bonne foi, même si elle sert ses fins.
P.S. 3 : Le feu d’artifice s’est terminé par une chanson de Jacques Brel, «Madeleine», bien sûr, celle que le grand Jacques attend et qui ne vient jamais tandis que ses fleurs fanent et qu’ils ferment Chez Eugène. Et si Ma Petite Madelaine était finalement, malgré tout l’art des architectes, un rendez-vous raté ? Un lapsus de Philippe Journo ? Un lapin ?
P.S. 4 : Vraiment, à y réfléchir, que vend-il Mister Journo à Chambray-les-Tours ? De l‘architecture ? Une machine à cash ? Lui-même ? Ne rayer aucune mention inutile. Au moins, à l’inverse des candidats et prêcheurs américains, dieu n’y est pour rien dans sa réussite. C’est à son crédit. A moins que Steve Job, la secte…
P.S. 5 : Les architectes Nicola et Adélaïde Marchi ont répondu avec bienveillance à la demande du maître d’ouvrage. Ce faisant, avec une architecture soignée qui fait honneur à leur profession, ils ont créé de toute pièce des ‘rues commerçantes’ sur un plancher de bois, une jetée n’allant nulle part – c’est le cas de le dire – qui ressemblent au final à ces quartiers touristiques chinois reconstruits sur des fantasmes de meilleur des mondes consuméristes.
P.S. fin : au moment de repartir, pour chaque invité, un petit sac cadeau. Dedans, des madeleines bien sûr, d’un artisan local souhaitons-le. Et puis, un stylo pour la culture et une petite bouteille thermos. Une bouteille Thermos ? C’est quoi le message ? Une connivence avec les ouvriers du chantier qui se lèvent de bonne heure ? Lesquels, il faut le dire, ont eu droit à leur portrait «réalisé par un photographe professionnel» et «qu’ils pourront retirer auprès de leur entreprise». C’était la séquence ‘sociale’ sans doute.
C.L.