Pour en finir avec l’immeuble comme empilement d’appartements figés et clonés, à l’issue d’années de recherches, l’architecte Eric Cassar propose un concept novateur associant mètres carrés et mètres carrés/heure (m².h), ces derniers favorisant une infinité de possibilités d’usage. Explications.
Les colloques, les observatoires et les débats autour de l’habitat s’enchaînent. Bailleurs et promoteurs expérimentent quelquefois de petites mesures. Pourtant rien ne change. Pour les étudiants, séniors ou familles avec enfants, les vies se compartimentent et il est de plus en plus difficile de se loger dans les grandes villes à un prix décent. L’offre de logement est figée, inadaptée et réduite par un ensemble de pratiques (économiques, politiques, architecturales) devenues obsolètes. Avec le temps, nos paysages, nos environnements… nos comportements se nivellent. Alors fini les débats : à quand les grands pas !
Il était des fois…
Au sein d’Arkhenspaces, j’ai travaillé avec beaucoup de jeunes architectes ou étudiants qui débarquaient à Paris. Ils avaient économisé pour apprendre et pour eux toujours la même difficulté à se loger à un prix raisonnable. J’ai également eu mon lot d’expériences personnelles : une fille et des voisins avec qui nous avions envisagé d’ouvrir une porte entre nos deux appartements, pour faire communiquer la chambre de nos enfants respectifs. Un moyen efficace pour économiser en baby-sitter et retrouver quelques sorties en couple. Malheureusement, ils ont déménagé trop vite !
A suivi, une séparation : une fois encore le logement difficile à trouver, inadapté. L’habitat, quelles galères ! C’est à ce moment-là qu’a commencé à germer l’idée nécessaire d’un nouvel habiter, plus en relation avec l’air du temps. Ces expériences personnelles se sont enrichies de beaucoup d’autres, bancales, ubuesques, kafkaïennes, lues ou partagées avec des habitants de 7 à 89 ans. Au-delà des douleurs, avec recul, pour un architecte elles sont une matière nécessaire pour penser nos environnements : apprendre à écouter sa vie et celles des autres.
Comme je suis de nature plutôt optimiste, je crois toujours qu’il est possible d’inventer du nouveau… même si cela demande de savoir intégrer de nouveaux paramètres et outils – pour moi ce sont ainsi forgés l’intérêt pour le numérique et le développement du concept d’n-spaces –,* ainsi nos recherches se sont construites et agglomérées. Ont notamment émergé une réponse pour le premier Ré-inventer Paris (un habitat facilitant la vie des actifs avec jeunes enfants),** puis l’aboutissement d’un concept plus général, intergénérationnel avec Habiter l’infini.***
Depuis, cette nouvelle approche de l’habitat s’est encore affinée. Nous avons développé un modèle économique, différent du bilan promoteur simpliste, combinant « propriété et usages ». Il est né grâce à de nouveaux outils de mesure, de nouvelles notions et de nouveaux agencements. Nous parlons aujourd’hui de bâtiments actifs,**** car ils incluent de nombreux services et produisent des charges négatives. Actifs parce qu’ils sont créateurs de ressources spatiales, relationnelles et financières, aux bénéfices partagés entre bailleurs (ou propriétaires) et habitants.
Le logement, une architecture vidée de sa substance
Le logement est une construction un peu à part dans la famille des architectures. Il ne se visite pas, il s’habite dans la durée. C’est un lieu vivant de relations, d’abris des êtres, de conservation des objets dont nous aimons nous entourer : un lieu qui colle à la peau, un premier horizon où nos états d’âme dialoguent inconsciemment avec l’espace ; de jour en jour, de saisons en saisons.
Aujourd’hui, dans nos villes, ce dialogue disparaît. Nos appartements sont standardisés, ses occupants réduits à « vivre à côté » plus que de « vivre ensemble ». Pour de nombreux habitants, ils éloignent l’horizon des possibles. Fades et figés, les volumes et les configurations décrits par nos murs sont minimaux et attendus. L’habitat est devenu une mauvaise extension de l’être (l’habitant), comme un uniforme à modèle unique, mal taillé et trop serré.
Or les caractéristiques d’un individu ou d’un groupe (si l’on pense à une famille au sens large) ne sont ni fixes dans le temps ni similaires d’une personne à l’autre. Nos désirs, nos humeurs, nos usages changent. Un jour nous avons envie de recevoir, un autre de nous retrouver, un autre de nous isoler. Un jour nous avons envie de calme et de soleil, l’autre d’agitation et d’ombre. Et ces changements, inhérents à la vie, s’expriment aussi à d’autres échelles de temps quand un groupe s’agrandit (arrivée d’un enfant) ou se divise, quand de nouveaux projets émergent.
S’adapter au climat intérieur et extérieur : humeur et atmosphère
Pour répondre correctement à ces variations, l’habitat doit être capable de « résonner » à la fois avec l’environnement extérieur – par exemple jouer avec la lumière, l’accueillir quand il fait froid, s’en protéger quand il fait trop chaud – et avec l’environnement intérieur : les besoins ou désirs individuels et collectifs.
Cette problématique se résout d’une part par une multiplication des orientations et des typologies des espaces (les pièces, les lieux) : avoir accès à diverses atmosphères permet de mieux répondre à nos humeurs ; d’autre part par un possible accroissement de la surface à vivre : avoir toujours un espace vacant permet d’accueillir un usage imprévu ou un futur projet.***** Il laisse une place au rêve. Pourtant une approche écologique et économique réaliste ne permet plus d’agrandir individuellement chaque appartement et de leur offrir toutes les qualités nécessaires.
En finir avec l’immeuble comme empilement d’appartements figés et clonés
Notre moyen de répondre à ces besoins est de sortir du schéma centenaire d’un immeuble comme une juxtaposition d’appartements fixes, optimisés et souvent uniformes. Grâce à l’outil numérique, capable d’associer en temps réel des besoins et des ressources, l’habitat peut plus facilement s’étendre au-delà de l’appartement. Pour combiner flexibilité et personnalisation, il faut alors passer d’un raisonnement en espace à un raisonnement en espace-temps. Ainsi, nous introduisons en complément des m² – outil de mesure traditionnel du logement – la notion de m².heure et nous définissons les deux notions d’habitat permanent et d’habitat potentiel.
Actif, le nouvel habitat collectif est élastique : aux espaces de nos appartements privés (un habitat permanent avec plusieurs dizaines de m² agissant dorénavant comme un noyau) s’ajoutent de vastes espaces de respirations (un habitat potentiel de plusieurs centaines voire milliers de m²) : des m², petits ou géants, rien qu’à soi, juste quand c’est nécessaire.
De nouvelles offres apparaîtraient ainsi : par exemple, une famille pourrait choisir, à budget équivalent, un [74 m²], un [70 m² + 900 m².h/mois] ou un [65 m² + 2 000 m².h/mois]. Et lorsque sont utilisés par ces habitants, de manière privée, 30 m² pendant trois heures, pour jouer de la musique, recevoir des amis, ou 12 m² pendant sept heures et demie pour travailler au calme, 90 m².h sont déduites de leur forfait mensuel. S’ajoute, en plus, un grand nombre d’espaces partagés collectivement toujours accessibles. Ainsi, chacun choisit le mode d’habiter qui lui correspond, adapte la taille et la forme de son habitat dans le temps court et dans le temps long ; retrouve les respirations nécessaires aux humeurs et aux projets.
Accroître la diversité et faciliter les synergies
Combiner des m² fixes avec des m² variables selon les besoins (les m².h) ouvre une infinité de possibilités. Cette approche demande à l’architecte de changer de mode de conception tant elle démultiplie les usages, les configurations, les caractéristiques des lieux et leurs atmosphères. Nombreux, les m² variables et partagés proposent (dans l’intérêt des habitants, du vivre ensemble et de la diversité architecturale) des ambiances différentes : localisation, lumière, acoustique, etc. Quand ils ne sont pas utilisés par les habitants, une partie de ces espaces s’ouvrent sur le quartier.
Pour fonctionner, ce système s’appuie aussi sur une boussole numérique et des « bienveilleurs » (des concierges humains « outillés »). Ils aident à s’orienter en fonction de l’affluence, à réserver et gérer les m².h, et à mieux échanger à travers un réseau social privé.
Ainsi, la vie locale est démultipliée. L’habitat aide à initier des relations de voisinage et offre un moyen efficace d’échange entre habitants. Il facilite aussi la mobilité géographique proche et lointaine. Après un déménagement désiré ou imposé, quelques semaines suffisent pour s’intégrer à un tissu relationnel de proximité, immédiatement vecteur de sociabilité, d’entraide et d’accroissement de ressources et de potentialités.
Vers une écologie d’usage
En passant d’une conception de l’habitat à l’échelle de l’appartement, à une conception à l’échelle de l’immeuble ou de l’îlot, et en cherchant à coordonner des espaces-temps plutôt qu’à juxtaposer des appartements identiques, fussent-ils idéaux, la taille et la variété des lieux augmentent pour tous.
L’habitat tire enfin bénéfices des nombreuses synergies inexploitées d’un bâtiment collectif.
Aux petits logements individuels copiés-collés se substituent des habitats diversifiés, hybrides, étirables à l’infini et favorisant rapidement les relations avec le voisinage et la convivialité. Du point de vue de la ville, l’usage amélioré de ces nouveaux bâtiments actifs limite le nombre de constructions nécessaires (à habitants constants), accroît la résilience et diminue naturellement le bilan énergétique et carbone total.
Ces idées, qui se sont affinées d’années en années, sont mûres. Elles proposent une solution au problème de l’habitat – et je remercie nos soutiens passés et présents, la Caisse des Dépôt et surtout l’EPA Marne. Malgré cela, je ne pensais pas qu’il serait si difficile de passer de la théorie à la pratique. Le monde de l’immobilier – celui qui fabrique nos villes – est globalement trop présomptueux et peureux. Promoteurs et acteurs politiques locaux sont également souvent désabusés et demeurent pour la plupart figés sur des modes de pensées et de calculs dépassés.
Le défrichage nécessaire est plus long que prévu ; pourtant je reste persuadé que nos vi(ll)es, pour retisser un vivre ensemble respectueux de nos pluralités, méritent un peu plus d’audace et d’architectures nouvelles, aux services de leurs habitants.
Eric Cassar
Retrouvez toutes les chroniques d’Eric Cassar
* Lire Chroniques des n-spaces
** Projet Les Enfants, Arkhenspaces, 2015
*** Habiter l’infini, Arkhenspaces, 2016
**** Le bâtiment actif, Arkhenspaces, 2021
***** Dans le pavillon individuel, ce vide se retrouve souvent au grenier ou au garage comme lieux d’émergence de projets (à l’image des garages « mythologiques » ayant fait émerger les futurs Gafa). Dans l’immeuble, il disparaît.