Née en Palestine, établie entre la France et les Etats-Unis, c’est par le théâtre et la mise en scène que l’actrice et réalisatrice Hiam Abbass, qui oscille entre superproductions hollywoodiennes et films engagés, investit la cité. Pour Chroniques d’Architecture, elle livre un regard sans concession et plein d’humanité sur la façon dont l’architecture et la ville façonnent la société. Rencontre.
L’actrice est loin d’être une inconnue. Les amateurs de salles l’obscures l’auront croisée chez Amos Gitaï, Denis Villeneuve, Steven Spielberg, Ridley Scott, Jim Jarmusch, Radu Mihaileanu, Patrice Chéreau, Jean Becker ou encore Zabou Breitamn, pour les plus connus, ainsi que dans les jurys des festivals de Berlin, Deauville et Cannes. La série Succession dans laquelle elle officie depuis plusieurs saisons a remporté en septembre 2022 quatre trophées lors de la cérémonie des Emmy Awards. Loin d’Hollywood, l’actrice mène des combats pour un autre public.
Vous étiez invitée par le Festival de la Ville Sauvage qui se tenait à Marseille du 15 au 17 septembre 2022. Vous disiez que la ville cesse d’être un lieu de transition quand elle devient un lieu de résidence. Cependant, nos sociétés subissent une multitude de migrations plus ou moins violentes, économiques, climatiques ou plus récemment politiques. Les villes ne sont-elles encore pas toutes que des lieux de transitions ?
La ville est un lieu de transition. La ville est fabriquée par une société du présent et le présent est par définition éphémère. Elle pose la question de comment je peux avancer à l’instant avec mon histoire. Aujourd’hui, nous avons tendance à oublier notre héritage, à oublier notre passé.
Quel héritage allons-nous laisser à la jeunesse ? Je suis mère, nos générations sont responsables de ce que nous léguons et nous laissons une maison en ruines. C’est un cercle autodestructeur dans lequel la jeunesse ne peut pas construire.
La ville en transition subit des diktats politiques et environnementaux. Il faut nous interroger sur le mal que l’être humain est capable de faire, de se faire. J’ai hérité du résultat de ce mal. Je veux m’en débarrasser en m’interrogeant dans les histoires que je raconte et dans mes engagements sociétaux.
Par quels engagements servez-vous la cité ?
Hollywood est un monde heureux. Ce n’est pas celui dont je viens. Je reste en contact avec moi-même en agissant pour le collectif. Mon engagement est culturel et littéraire. Il va vers les gens qui ont besoin de se retrouver dans notre société qui les a exclus. Ils s’en excluent ensuite eux-mêmes. Je me bats contre cela.
Par exemple, avec l’acteur et le metteur en scène de théâtre Jean-Baptiste Sastre, nous montons des spectacles dans lesquels nous choisissons un auteur afin de permettre à tous ceux qui n’y ont pas accès, par le théâtre, de trouver leur place. Avec la diaconie du Var, nous avions choisi d’œuvrer avec Giono. Je pense que le rapprochement des peuples peut avoir lieu grâce à la culture. J’ai traduit Georges Bernanos en arabe et je l’ai joué à Jérusalem. La culture et le théâtre sont des liens entre les nations.
Lors du tandem avec l’artiste nigérian Emeka Ogboh, vous avez préféré parler d’Humanité plutôt que d’Urbanité.
Pour moi, ce ne sont pas les immeubles qu’il faut changer, c’est la vie. Il nous faut parler de nouveau aux communautés, à toutes les communautés. Lors du festival, j’entends les architectes dire que pour améliorer la ville il faut construire plus de parking et des lieux de vie. Ce qui m’agace puisqu’on ne s’intéresse pas aux gens. Si nous ne parlons pas aux gens qui se sentent exclus, le lien ne se fera pas.
Dans cet engagement, faire art, c’est faire acte de résistance. Je suis devenue une porte-parole de la Palestine car quand on vient d’un endroit, on ne peut pas vraiment le quitter. Toute la question est de comprendre comment le transformer dans une nouvelle culture et créer une nouvelle ville.
Les politiques doivent avoir le courage aujourd’hui de penser la ville autrement. Il faut arrêter de penser la ville comme un lieu bourgeois. Il faut faire sortir les gens de leur communauté. Il faut leur faire rencontrer la culture de l’autre tout en leur redonnant le droit de leur propre culture.
Désormais, la norme s’impose sans réfléchir à toute la population. Or, je crois profondément que les choses fonctionnent pour avancer lorsqu’elles viennent de l’intérieur vers l’extérieur.
Quelle place pour l’humain dans la ville ?
Qu’est-ce qu’une belle ville ? Il y a une fascination et une satisfaction du beau et de l’esthétisme. Pourtant, combien de lieux sont moches mais dans lesquels il est possible de ressentir de l’émotion, de la poésie et de la beauté. J’aime beaucoup cette phrase de Simone Weil, la philosophe, pour définir la beauté qui est « ce qui séduit la chair pour obtenir la permission de passer jusqu’à l’âme ».
Je plaide pour un retour à la spiritualité, qui n’est pas la religion, pour retrouver l’humain. Oublier l’humain, c’est oublier son corps et oublier son âme.
Je pense qu’il faut étudier l’architecture avec plus d’humanité pour faire en sorte que tous les citoyens puissent se sentir chez eux. Les liens entre les citoyens dans la ville sont faussés, se mouvoir en voiture, c’est empêcher le regard humain et perdre là encore un peu de son âme. Il faut marcher dans la ville pour la voir.
« Chacun d’entre-nous est en parfaite harmonie avec son moi intérieur » disait Bernanos. J’aimerais retrouver une rigueur personnelle chez tous ceux qui font la ville. On ne peut pas passer à côté des choses si on est rigoureux. Nous serions inspirés d’être sans cesse dans un mouvement d’intérieur vers l’extérieur. Si l’artiste, l’architecte, l’écrivain, n’est pas en harmonie avec lui-même, il fera du vide de l’âme et du vide de l’humain.
Pour paraphraser Louis Kahn, l’œuvre architecturale doit s’inscrire dans un rond. Ainsi on peut insérer engagement politique et sociétal à l’intérieur d’un rond. Le rond c’est l’entier. Ensuite seulement, on pourra sortir de l’intérieur de ce rond. Je crois fortement à ce mouvement contraire afin de s’échapper de soi et de son égo.
Pour moi, les buildings, les architectures contemporaines, sont les vides de l’âme dont on ne peut ressentir aucun plaisir. Contrairement par exemple à la Plateforme, là où a lieu le festival, qui est un lieu sale mais beau. Pour conclure, je crois que nous aurions intérêt à nous réinterroger sur le lien spirituel qui existe entre soi et le bâtiment. C’est ce qui nous permettra de faire ville, ensemble et pour tous.
Propos recueillis par Léa Muller