DE-SO Asia, agence d’architecture et d’urbanisme, est basée depuis l’aube des années 2010 à Hô-Chi-Minh-Ville au Vietnam et développe dans le Sud-Est asiatique des projets d’aménagements durables. Cinq nouvelles histoires entre montagnes et méandres du fleuve. Chronique du Mékong.
Les tatoués de la baie d’Along
Un soir d’hiver, un ami me conseilla d’aller voir Monsieur Trung* à Van Dom. Ce propriétaire foncier, vendeur de sable de la baie d’Along me proposait de réaliser un projet d’« Eco resort » encore plus green que green, coincé entre de magnifiques rochers quartziques et en pleine zone de protection UNESCO. Le projet devait se réaliser avec des investisseurs étrangers venus des pays du golfe et se réaliser en un an…
Je partis avec la meilleure architecte de mon équipe et nous nous retrouvâmes sur les fondations d’un autre chantier, face à la magnifique baie d’Along en fin d’après-midi.
Le paysage était à couper le souffle et à ces moments de contemplation, vous vous dites que le métier d’architecte et ses tribulations sont magnifiques …
La nuit tomba et nous remontâmes dans le Hummer flambant neuf de Monsieur Trung.
Arrivés à la sortie du chantier, vingt guerriers tatoués à la façon de Yakusas nous attendaient…
De gros rochers bloquaient la route, le Hummer était certes résistant mais il était clair que face au nombre, nous n’allions pas faire le poids… Après de longues palabres, les hommes tatoués dégagèrent les rochers et nous avons fui rapidement.
Monsieur Trung m’expliqua qu’il s’agissait d’ouvriers non payés et qu’il ne fallait pas s’inquiéter de ce contretemps exceptionnel. Dans cet endroit du Vietnam, à la frontière de la Chine, les problèmes quotidiens de tous ordres se négocient.
La soirée au restaurant miteux de la ville fut écourtée. Sous une lumière blafarde, une ambiance alcoolisée et misogyne (avec d’autres Yakusas membre d’une autre confrérie) nous incita à quitter rapidement Van Dom, je n’avais pas envie de perdre ma meilleure architecte collaboratrice qui s’impatientait de partir !
Je ne suis jamais retourné à Van Dom, et j’ai lu dans la presse que de nombreux promoteurs du coin logent désormais en prison…
Présentation Powerpoint du mémorial Hô Chi Minh
En 2018, l’agence DE-SO Asia gagne le concours international du mémorial Hô Chi Minh, père spirituel du Vietnam, projet situé dans son village natal au Nord Vietnam à Nghe An.
Le projet est présenté à l’Assemblée nationale, aux hautes instances communistes, au ministère de la Culture, et il me fallait alors, pour finir de le valider, le présenter aux militaires !
Je partis à Nghe An, avec mon traducteur franco-vietnamien pour une présentation particulière dans une salle des fêtes relookée de drapeaux vietnamiens neufs pour l’occasion.
Une fois sur l’estrade et au moment d’appuyer sur les touches de mon mac book pro et de faire défiler mon Powerpoint, je réalise que je suis sur scène le seul blanc, face à quatre cents hauts militaires gradés vietnamiens…
Je pense fortement à Marx et Engels encadrés en poster grand format derrière moi, je pense à Dien Bien Phu et à la défaite française en Indochine, je me retourne vers mon traducteur et je vois le buste doré de Hô Chi Minh me regarder avec insistance.
Je me lance… j’explique que l’oncle Hô Chi Minh est l’homme qui attira le regard du monde sur le Vietnam et je ne m’appesantis pas sur ma démarche écologique frugale ou sur l’approche architecturale qui entoure le projet, je risquerais d’être fortement incompris !
Après cet ultime test, tout se passa très bien et nous finîmes la journée avec les quatre cents militaires et un repas fortement arrosé d’alcool de riz local dans une autre salle de fêtes tout aussi décrépie que la première, je n’eus pas ce jour besoin de distribuer mes cartes de visite et je m’endormais brutalement dans la voiture qui me ramenait à Hanoï.
Il est une chose liée à la mémoire collective ; les Vietnamiens ne s’embarrassent pas des affects du passé comme nous le sommes encombrés avec des remords colonialistes.
Les Vietnamiens négocient aujourd’hui sans scrupule avec le monde entier, parallèlement avec les Américains et les Chinois, dans une politique qu’ils appellent celle du bambou.
Au fond, cela ne gêne personne que le mémorial Hô Chi Minh soit dessiné par un Français, le temps passe et seul compte finalement le projet et l’histoire de l’oncle Hô.
Comme le dit justement Ricciotti, l’architecture : c’est un sport de combat !
Le fils de…
Monsieur Tri me fut présenté par un ami, fils d’une grande personnalité politique au Vietnam. Il m’avait invité un dimanche et m’expliqua durant le trajet vers la maison familiale avec sa nouvelle Tesla flambant neuve que rien ne valait la qualité des constructions françaises, aussi résistantes que sa Rolex.
Je visitai la maison et le domaine en buggy électrique aux sièges de cuir blanc.
On me fit visiter avec attention l’autel familial et dans une grande dépendance, un petit musée en mémoire du père défunt.
Comme à Latché dans les Landes ou à Sarran en Corrèze… Il était présenté dans ce lieu et en vrac, une multitude de cadeaux inutiles offerts par diverses personnalités politiques dans des présentoirs en verre aux bords mal collés (rien ne m’agace plus en pays tropical humide que les traces de colles sales sur les vitres des présentoirs).
La nouvelle villa à construire était vaste et c’était, à la description qu’en faisait Monsieur Tuan, un petit palais familial composé de cours et de pavillons reliés par de larges canopées de liaisons avec des bassins d’agréments.
Nous rencontrâmes aussi ce jour-là l’architecte d’opération au crâne rasé et à l’attitude de bonze déjà en charge de la restauration de la maison paternelle.
La crise immobilière stoppa net l’avancement du projet !
J’attends avec impatience le retour de Monsieur Tri et de son architecte en toge orange pour faire avec lui l’unique projet !
Ramassage d’herbes chez les Hmongs
Pour engager un nouveau projet pour l’agence, on me demanda de partir dans les montagnes avec Madame Mai et d’envisager les conditions de réalisation d’un petit écomusée dans un secteur protégé UNESCO, habité par les ethnies Hmong. Le trajet depuis Hanoï prenait bien sept heures de route.
Accompagné par un photographe, je compris rapidement que l’objectif de la visite était de bien signaler aux autorités que l’architecte urbaniste écologiste français expert visitait les rizières en présence de Madame Mai.
Il fallait impérativement signaler notre présence dans les magnifiques terrasses et rencontrer la presse locale !
Le chauffeur qui n’avait certainement jamais conduit en montagne risqua de nous tuer plus de vingt fois ; il ne connaissait rien du démarrage en côte, nous reculions au lieu d’avancer dans les virages.
Après avoir invité les autorités locales et les notables de la région, pris des selfies dans les rizières, parlé du patrimoine français, nous n’avions plus rien à faire, ma mission était accomplie…
Madame Mai avec ses talons et ses chaussures Louboutin repartit une dernière fois dans les champs pour couper quelques herbes à tisanes et prendre des derniers selfies qu’elle posterait sur Facebook et l’équipe reprit la route sur l’autoroute défoncée.
Arrivé dans la plaine longeant le fleuve rouge, le chauffeur de la voiture se débrouilla bien mieux que dans les montagnes, mais il m’avait épuisé…
Madame Mai et ses séances photos aussi !
La Rolls Royce de Monsieur Tuan
Monsieur Tuan disposait des droits à construire sur un très beau site en bordure de la rivière Saïgon et cherchait un architecte français. Comme tout maître d’ouvrage, il faisait en ville son marché d’architectes français et il me contacta.
Un jour et à l’improviste, il vint me chercher à l’agence pour me montrer à ses amis.
Son désir non dissimulé était certainement d’étaler sa richesse en pensant que j’allais le supplier de travailler avec lui.
Il m’emmena goûter en milieu d’après-midi !
La Rolls Royce emprunta le chemin de terre défoncé qui arrive à l’agence et nous parcourûmes ensemble quatre cents mètres à l’arrière spacieux de sa voiture sur des sièges de cuir blanc immaculé, dans un silence intérieur impressionnant (c’est à ces moments que l’on discerne la qualité des amortisseurs d’une Rolls Royce…) pour arriver au fameux goûter organisé par l’un de ses amis designer vendeur de meubles d’extérieurs en plastique aux fausses couleurs de bambou. La vente d’objets en plastique imitant l’organique et les fibres fait fureur au Vietnam.
Je fis le tour de la boutique, assemblage de bric et de broc, et puis rien ne se passa…, pas même une discussion sur la qualité des constructions indochinoises, les problèmes climatiques, la rareté des matériaux dans le monde ou les bénéfices générés par l’utilisation du plastique.
Je me résolus à rentrer à l’agence et de ne pas rester en compagnie des amis ennuyeux de Monsieur Tuan, je pris une orangeade dans un verre en plastique et rentrai à pied à l’agence.
Monsieur Tuan me rappela pour une autre affaire, nous reprîmes la Rolls Royce pour aller le soir dans le quartier, refaire cinq cents mètres jusqu’au bout de la rue et manger une soupe Phố organique. Mais l’alchimie ne prenait toujours pas, nous n’arrivions pas à communiquer ou à nous entendre, Monsieur Tuan me demanda de diviser par trois le prix de mon étude, espérant négocier un rabais conséquent !
Il me raccompagna cette fois-ci avec sa voiture et je pensais en regardant les boîtes de mouchoirs décorées de moulures dorées posées à l’arrière de la Rolls Royce que nous ne pourrions effectivement pas nous entendre…
Olivier Souquet
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* Afin de préserver mes bonnes relations avec mes amis et maîtres d’ouvrage, l’ensemble des noms des personnes et des lieux de ces petites histoires de Chroniques d’architecture a été volontairement changé.