Quand Fumihiko Maki lui demande quel est son bâtiment préféré, feu I.M. Pei répond sans hésitation : Le Louvre. Puis il explique pourquoi. Extraits choisis de Quelques mot pour le futur, un ouvrage relatant un entretien entre les deux Pritzker publié en 2018 par les Editions Arléa*. Eclairant.
I.M.Pei : Le Louvre est un défi pour tous les aspects architecturaux. Tous. D’abord en premier lieu, il y a l’Histoire. Le Louvre remonte au XIIe siècle. Il a sept cents ans. Ce fut une demeure pour les rois, un des lieux de la révolution. Quel pays peut se vanter d’une telle chose ? Le sanctuaire d’Ise au Japon ? Non, il n’y a pas eu de révolution, personne n’y a été tué, aucun roi n’y a vécu. La Citinterdite en Chine ? Non, la Cité interdite ne remonte qu’à la dynastie Yuan. Le Louvre incarne l’histoire de France.
En second lieu, il y a la culture. La tradition culturelle de la France, c’est le Louvre. Ce n’est pas Chartres. Ce ne sont pas les grandes cathédrales. L’art roman ? Oui, merveilleux. Je préfère le roman au gothique. Mais la tradition culturelle du Louvre est sans équivalent, non seulement en raison de ses collections d’art, mais le bâtiment lui-même, les grandes salles à l’intérieur du Louvre. Il y a tellement de grandes salles. Elles ont toutes été réalisées par des architectes majeurs : Le Brun, Mansart, Le vau. De grands architectes comme eux, et les générations suivantes ont apporté leur contribution. Toutes ont essayé d’y ajouté quelque chose, encore et encore, jusqu’à ce que ça s’arrête, sous Napoléon III. Au Louvre on a une accumulation de l’histoire et des œuvres d’art. C’est un défi sans commune mesure.
En troisième lieu, il y avait la société. La société française, dans son ensemble, considère que le Louvre est à elle. Il lui appartient, c’est son palais. Les collections lui appartiennent. Et pas à Napoléon. On a une société entière qui considère qu’il s’agit d’un trésor national, que personne ne peut y toucher, pas même un français, pas même des architectes français.
J’étais un Oriental d’Amérique, ce qui n’était pas très populaire. Il vaut mieux être chinois qu’américain. Oui, cela aurait été plus facile pour moi en tant qu’architecte chinois plutôt qu’architecte américain mais sino-américain… ! Le problème était de se faire accepter. Cela a été très difficile. Au début, toute la France était contre moi. Non parce qu’on pensait que je n’avais pas les qualifications. D’aucuns estimaient tout simplement qu’on ne pouvait pas toucher au Louvre. Pour eux, c’était sacré. Or le Louvre devait changer. Et c’est ce qui m’a sauvé, ce besoin de changement. Cela nous amène au quatrième défi : la politique.
Le Louvre était au cœur de la bataille politique. Mitterrand était un grand client, un autre grand client. Socialiste. Attaqué de tous les côtés. Le Louvre est devenu la raison d’être (en français dans le texte) de tous ses adversaires. Pour s’en prendre à Mitterrand, ils s’en sont d’abord pris à moi. En m’attaquant, ils l’attaquaient lui. Mitterrand m’a soutenu. Je n’ai jamais vécu une telle expérience politique ailleurs.
Ce qui était encore plus délicat, c’était la complexité de l’opposition. Des strates et des strates d’opposition. Les Français sont beaucoup plus entêtés quand il s’agit d’affaires artistiques ou littéraires. Ils sont très, très protecteurs vis-à-vis de leur culture.
Je suis optimiste de nature. Il faut l’être, quand on se lance dans un projet comme le Louvre. Au début, j’étais certain d’échouer parce que j’ai présenté mon plan à un groupe de personnes appelé la Commission supérieure des monuments historiques, qui était l’instance supérieure de la direction intellectuelle en France. Ils étaient cruels. Le plus cruel qui soit, et ils maniaient le français comme une épée. Par chance, je n’ai pas compris grand-chose de ce qu’ils ont dit.
Lors d’une rencontre, j’ai été vilipendé par eux. Ils ne regardaient jamais ma maquette, jamais. Ils l’avaient vue la veille. Déloyal. Mais ils prétendaient qu’ils ne l’avaient pas vue. J’avais tort sur toute la ligne. Si je n’avais pas été optimiste, j’aurais renoncé. Mais je suis redevable à un autre homme, Émile Biasini, nommé par Mitterrand pour suivre le projet. Il faudra se souvenir de Biasini. Il m’a défendu avec autant de ténacité que l’aurait fait Mitterrand, mais ce dernier ne pouvait pas le faire ouvertement, vous comprenez, parce qu’il était le Président français, toujours est-il que c’est lui qui s’exprimait à travers Biasini. Après ce déboire aux monuments historiques, toute mon équipe était déprimée. Oh ! c’était tellement triste. Nous avions travaillé si dur, et puis quelqu’un rejetait ce que nous avions produit sans aucune raison valable. Nous ressemblions à une équipe qui venait d’être battue. Biasini a dit : «Nous n’avons pas encore commencé la bataille». Il nous a tous invités dans une station balnéaire appelée Arcachon, dans le sud de la France. Près de la côte, au cœur de l’hiver, un vent très sec soufflait de l’Atlantique. Nous étions là, ensemble, avec tous les acteurs sur scène. Les plus importants étaient les sept conservateurs. Écoutez, si vous voulez tout savoir sur le Louvre, je vous le dis : c’était en réalité sept musées indépendants, chacun dirigé par un conservateur. Les sept conservateurs étaient tous indépendants. Chaque département – sculpture, peinture, arts décoratifs… – ne fait que les nommer, ils étaient tous indépendants. Et tous en compétition pour le même financement de l’État, la même somme d’argent. Pour l’espace dans le musée. Ils se battaient les uns contre les autres. Ils sont arrivés tous ensemble et ont parlé. C’est au cours de cette réunion qu’il y a eu une ouverture.
Cette réunion est mémorable non pas à cause de ce qui a été fait, mais à cause des conflits, des batailles qui étaient livrées chaque jour. C’était tellement différent de mes autres projets. Au final, la plus grande réalisation, ce ne fut pas la pyramide. On peut en faire une meilleure.
Ce ne fut pas la pyramide, non, mais l’organisation sous la pyramide, en réunissant les sept départements. Sous terre, on peut désormais tourner autour de Mona Lisa en parfaite sécurité. Toute la compétition autour de la question de l’espace est retombée grâce à une proposition.
J’ai fait en sorte qu’il n’y ait qu’un musée, qu’ils n’en fassent qu’un. J’ai uni les sept conservateurs pour qu’ils me soutiennent. Quand on a obtenu les sept voix du musée, dès lors, toutes les attaques publiques se sont estompées petit à petit. Parce que les conservateurs du musée avaient dit que c’était bien, ça devenait bien pour eux aussi. Vous savez sans doute que j’ai recouvert deux cours. J’ai créé un espace qui n’avait jamais existé auparavant. En recouvrant les cours, il y avait désormais plus d’espace. Ils se battaient pour avoir de l’espace. Le département de la sculpture a eu les cours, ils ont alors renoncé à un autre espace en faveur du département des arts décoratifs. L’unification du Louvre n’aurait pas été possible sans ça. Vous voyez, c’est ça la grande réalisation, ce n’est pas tant l’architecture que la réorganisation du musée.
Dans le cas présent, c’est même la partie la plus importante, par rapport à la pyramide, qui n’est que l’icône.
Ieoh Ming Pei
*Editeur : Arléa ; Quelques mots pour le futur – Fumihiko Maki, Ieoh Ming Pei ; 120 pages ; Format : 11 x 18 cm ; Prix : 9€
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