Les centres-villes transformés en espaces de stockage ? En tout cas, les petits commerçants indépendants seront les premiers perdants de la crise au profit de ceux qui savent manier la valeur immobilière, soit les grands acteurs de la distribution.
La bataille au sein de la foncière Unibail-Rodamco-Westfield au cours de dernières semaines pourrait paraître comme une simple bataille d’actionnaires sur fond de divergence sur la stratégie du groupe. Elle est en réalité peut-être plus profonde.
En effet, en ces temps de crise sanitaire, l’immobilier commercial va sûrement tenter de resserrer ses actifs, notamment vers les centres-villes, et se mettre à y concentrer les marques déjà en déprise périphérique, quitte à ce que ceux-ci n’accueillent plus que des enseignes en ‘click-and-collect’ (noter l’anglicisme).
La belle bataille interne sur fond de crise sanitaire au sein du leader mondial des centres commerciaux vient de mener au débarquement express de Christophe Cuvillier, président du directoire de la foncière, laquelle est durement affectée par la fermeture et la baisse de fréquentation des centres commerciaux. Mais la crise sanitaire semble être un révélateur d’une crise des valeurs commerciales bien plus longue.
En 2017, Unibail Rodamco rachète les centres commerciaux américains et anglo-saxons de Westifield. Coût de l’opération : 21,1 milliards. De quoi faire naître un géant : 104 actifs (parmi lesquels Le Forum des Halles, Les 4 temps à La Défense, Aéroville à Roissy, etc.), 56 flagships, réparti dans 27 métropoles sur 11 pays et une valeur patrimoniale de 61,1 milliards.
Pourtant trois ans plus tard, les actionnaires minoritaires se rebiffent, Léon Bressler (président du directoire de 1992 à 2006) et Xavier Niel en tête. L’objet de la discorde est l’augmentation du capital, de 3,5 milliards, proposée par Christophe Cuvillier, diluant un peu plus la valeur du groupe, celui-ci étant déjà fortement endetté. En trois ans, le cours de la foncière a perdu 81,21% de sa valeur, soit 25 milliards. La cause, selon les petits actionnaires, le portefeuille américain, qu’il faut revendre, et se concentrer sur les valeurs sûres, européennes.
La crise de consommation est lente à infuser mais elle est redoublée par la crise sanitaire. La position des actionnaires est celle d’une défense patrimoniale assez classique. La cession de The Shift à Issy-Les-Moulineaux pour 620 millions est déjà actée. Il est prévu la cession de 4 milliards d’actifs d’ici l’an prochain pour commencer à redresser la barre, à commencer par la liquidation du portefeuille américain.
L’immobilier des centres commerciaux est-il une bulle qui est sur le point d’éclater et dont l’épisode de la bataille URW est un symptôme ? C’est possible. Les géants des centres commerciaux n’ont eu de cesse de croître en périphérie avec des projets bien léchés, entrant en concurrence directe les uns avec les autres et avec l’existant des années 80-90 de plus en plus délaissé. Aujourd’hui, l’avenir est incertain. Les consommateurs reviendront-ils avec la sortie de la crise ? Entre le pouvoir d’achat qui sera vraisemblablement fortement érodé et des enseignes qui ont dû mal à s’en sortir, une crise de la vacance dans les périphéries s’annonce-t-elle ?
En tout cas, le monde des centres commerciaux n’était déjà pas épargné par la vacance avant la crise. Selon Procos, la Fédération pour l’urbanisme et le développement du commerce spécialisé, le taux de vacance dès 2018 y augmentait déjà régulièrement, oscillant entre 13,55% pour les centres de moins de 15 magasins et 7,06% pour ceux de plus de 100 enseignes.
Par ailleurs, la crise sanitaire a vu aussi la défaillance d’enseignes déjà en sursis et fortement implantées dans les centres commerciaux ou zones commerciales comme Alinéa, la Halle aux vêtements, Celio ou encore André. Si des moteurs périphériques disparaissent, la chute pourrait en entraîner d’autres.
D’autant que la question des loyers va aussi se poser, le risque de décorrélation entre les loyers et les chiffres d’affaires des enseignes pouvant entraîner un départ précipité ou une baisse des loyers assez violente. Le risque d’une baisse de rentabilité est probable pour les gestionnaires d’immobiliers et les enseignes pourraient décider de se concentrer sur un repli en centre-ville avec le concours des pouvoirs publics, à travers Action Cœur de Ville* et Petites Villes de Demain, la Banque des Territoires venant de confirmer la mobilisation d’un milliard d’euros pour rénover 6 000 commerces en centre-ville et créer 100 foncières de redynamisation territoriale.
Le risque est que ce ne soit pas un commerce de proximité qui revienne dans les centres-villes mais de grandes enseignes qui redéployent leur stratégie sur des petits espaces, en mettant en place des lieux de ‘click-and-collect’. Décathlon a déjà commencé à explorer cette voie avec des magasins plus petits et mieux localisés permettant d’aller chercher ses achats en ligne, Ikea pourrait être tenté par des petites surfaces dans les grands centres-villes. Sous prétexte de localisation diversifiée pour toucher de nouvelles cibles, les commerces de centres-villes ne pourraient devenir rien d’autre que de nouveaux petits espaces de stockage en attente de retrait.
Et toute envie d’être plus responsable en sortie de crise pourrait aussi renforcer le déploiement des grandes enseignes sur le bio : Naturalia appartient à Monoprix/Groupe Casino, Bio C’ bon vient d’être repris par Carrefour alors que celui-ci a développé ses propres enseignes Carrefour Bio, tout comme Casino qui a ouvert l’an dernier son 1e magasin Casino Bio, et Intermarché investit dans les Comptoirs de la Bio. Les grandes marques pourraient être tentées de diversifier leur offre et continuer à conquérir de l’espace en centre-ville avec une diversification de leur enseigne, concentrant encore un peu plus leur monopole de distributeur.
Les petits commerçants indépendants seront les premiers perdants de cette crise, la possibilité de se relever devenant chaque mois un peu plus compliquée. Les seuls qui risquent de sortir gagnants pourraient être ceux qui savent manier la valeur immobilière, le déploiement de services numériques et la distribution du même coup. Amazon ne sera probablement pas le grand gagnant en bout de course mais, potentiellement, les grands acteurs de la distribution.
Julie Arnault
* Lire notre article : Le dispositif « Action Coeur de Ville » à bout de souffle ?