Alors que l’urbanisme tend à l’artificialisation zéro, l’intelligence, elle, tend vers l’artificialisation totale.
Après la grande illusion du Métaverse,* la nouvelle marotte geek s’appelle l’AI. Depuis quelques mois, l’intelligence artificielle devient grand public et se retrouve à la une de tous les journaux. Entre la création d’images générées par des textes et les tchats qui vous répondent en cherchant pour vous les informations sur Internet sans se préoccuper de la véracité des faits, chacun s’interroge sur la façon dont celle-ci va modifier notre vie dans les mois et années à venir. L’architecture n’est pas en reste dans ce domaine.
Notre profession n’a pas attendu cette généralisation de l’AI pour être sollicitée sur le sujet. Le milieu de la construction étant un marché important et lucratif pour les éditeurs de logiciels, ceux-ci, gavés de nos subsides, n’ont pas été les derniers à nous promettre monts et merveilles grâce à l’intelligence artificielle.
Ainsi avons-nous déjà eu droit aux applications qui génèrent automatiquement le capacitaire maximum d’une emprise foncière, ou l’algorithme qui optimise l’organisation interne d’un bâtiment, des choses au demeurant très utiles si elles étaient capables de prendre en compte et de hiérarchiser l’ensemble des contraintes auxquelles est confronté l’architecte lorsqu’il conçoit un projet.
Il ne faut pas oublier qu’en France, ce sont des multitudes de lois, de normes, de réglementations, de labellisations, de certifications, toutes différentes à chaque projet, respectant un certain ordre de priorisation, et à quoi s’ajoutent les aspirations des maîtrises d’ouvrage… Le temps de paramétrage de l’intelligence artificielle s’avère, finalement, assez conséquent et nécessite autant, sinon plus, d’intelligence réelle et humaine. Autant traiter le sujet directement !
A la suite d’une démonstration, par une start-up, d’un super outil d’intelligence artificielle d’aide à la conception architecturale, il n’aura pas fallu beaucoup plus de dix minutes à une poignée de nos collaborateurs pour démontrer aux petits génies de l’informatique que leur intelligence artificielle n’avait pas tenu compte de la moitié des contraintes réelles auxquelles fait face un architecte, et qu’il y avait encore beaucoup de chemin à parcourir pour que l’IA permette un réel gain de temps dans nos métiers.
En réalité, ce que les promoteurs de l’intelligence artificielle omettent est qu’il faut une très grosse dose d’intelligence humaine pour diriger convenablement ces algorithmes, sans quoi les résultats peuvent être pour le moins ridicules, sinon catastrophiques.
D’aucuns auraient pu penser que l’échec des véhicules autonomes, dans lesquels les majors du numérique ont englouti des milliards d’euros ces dix dernières années, aurait calmé les ardeurs de l’IA. Car ces véhicules ne répondent finalement qu’à la situation de conduite sur autoroute, de façon à peu près sécurisée. Et seulement dans la mesure où le conducteur reste vigilant !
Autrement dit une débauche d’argent et de moyens pour un intérêt somme toute extrêmement limité et, surtout, toujours en présence d’une intelligence humaine forte au-dessus, avec toute sa part d’aléatoire ! Est-ce que cela va renforcer la sécurité routière, comme le promettaient les informaticiens ? Non ! Apporter du confort ? Peut-être… Complexifier la vie des utilisateurs ? Assurément !
A mon sens, le problème fondamental de l’intelligence artificielle repose sur la négation d’un fonctionnement essentiel de l’être humain : le libre arbitre. Cette fonction universelle qui fait que dans une situation donnée chaque être humain aura une réaction différente et difficilement prévisible. C’est pour cette raison que notre vie ne saurait se résumer à une suite d’équations dont le résultat serait forcément bon ou mauvais, blanc ou noir, vrai ou faux.
L’architecture est typiquement de ce registre ! Si cela pouvait se résoudre par une succession d’équations, comment se fait-il que sur un concours donné à une poignée d’agences, chaque réponse est systématiquement différente ? Pourtant, les données initiales sont toutes les mêmes ! Si vous mettez ces données dans un outil d’intelligence artificielle, il y a fort à parier que les réponses seront toutes assez semblables les unes aux autres. Pour autant, qui aura la bonne réponse ? Personne !
Parce que chacun, en fonction de ses aspirations, de son vécu ou de ses névroses, apporte une réponse singulière. Sera-t-elle plus juste que celle de son voisin ? Celle de l’IA sera-elle meilleure ? Nul ne peut le savoir ! Il en est ainsi du processus créatif par essence imprévisible dans son résultat mais toujours unique et singulier.
Enseignant, j’ai toujours été fasciné par la façon dont, à propos d’un sujet donné unique, chaque étudiant apportait une réponse différente, et aucune semblable à celle que j’aurai moi-même donnée, selon mes critères et ma propre sensibilité. Certains apportaient des réponses plus ou moins proches de ce que j’aurai pu faire mais d’autres avaient des propositions aux antipodes de mes aspirations et apportaient des réponses tout à fait acceptables et parfois extrêmement convaincantes.
Hélas, les apôtres de l’intelligence artificielle n’en restent pas à l’aide à la conception ; dernièrement une entreprise a décidé de proposer aux maîtres d’ouvrage de les aider à faire le « bon » choix dans un concours d’architecture, en mettant tous les rendus sur un pied d’égalité. Autrement dit, les maquettes numériques rendues par les architectes seront passées à la moulinette d’une intelligence artificielle pour que les rendus soient identiques : mêmes éclairages, mêmes points de vue, mêmes focales pour des « rendus équitables » !
Est visible quand même dans cette proposition l’absence totale de culture de ces ingénieurs en informatique, voire une certaine manière de prendre les maîtres d’ouvrage pour des imbéciles ! Comme si, avec le volume de documents à produire pour un rendu de concours, l’équité se jouait sur l’ambiance lumineuse de la perspective ! Les commissions techniques, elles, ne servent alors à rien ? De plus, le fait d’avoir le même point de vue assurerait-il que le bâtiment ait une fonctionnalité qui répond aux objectifs ? Que le projet rentrera dans le budget ? Qu’il sera économe en énergie ? Que les matériaux proposés sont pérennes, et que l’ouvrage aura un bon bilan carbone ?
La somme de ces données quantifiables est-elle l’assurance de faire le bon choix ? N’y a-t-il pas dans la manière dont l’architecte présente son projet une part de sensibilité nécessaire ? Cela interroge d’ailleurs sur ce qu’est le « bon » choix ? Qu’est-ce qu’un « bon » projet ? Chaque architecte qui rend sa copie estime qu’il a fait un « bon » projet ! Il a raison la plupart du temps !
Alors, devons-nous absolument nous soumettre à une stricte vision comptable et arithmétique de l’existence ? Devons-nous renoncer à toute part de subjectivité dans nos choix ? Annihiler toute notion d’incertitude, d’aléatoire, au risque de ne plus jamais être surpris ?
Finalement, le raisonnement poussé à l’extrême, lorsque la création des projets architecturaux sera réalisée par des intelligences artificielles et que les décisions des jurys seront, elles aussi, guidées par des intelligences artificielles, n’y a-t-il pas un risque que celles-ci se tournent vers l’intelligence humaine, incapables qu’elles seront de trancher entre des propositions similaires ???
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
* Lire la chronique Métarchitecture… l’avenir architectural serait-il virtuel ?
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