À l’approche du rendu des dossiers pour les AJAP, le petit monde de la jeune architecture française bruisse de conversations, d’hésitations, de stratégies. Dans les agences, dans les écoles, autour des verres partagés après les jurys, le sujet revient comme une ritournelle : « Tu tentes les AJAP ? » « Tu en es où de ton dossier ? » « Tu penses que ça vaut le coup ? ».
Certains en parlent comme d’un objectif quasi initiatique. D’autres repoussent l’échéance, doutent ou refusent d’y consacrer du temps. Car l’enjeu est là : produire un dossier, c’est extraire, synthétiser, éditorialiser sa pratique. C’est faire œuvre de communication. Et cela prend du temps, de l’énergie, des ressources. Alors, dans un quotidien souvent saturé par la réalité des chantiers, des appels d’offres, des négociations, des engagements multiples, beaucoup font un choix : celui de ne pas candidater, non par désintérêt mais par manque de temps, d’ambition ou, parfois, par fidélité à l’essentiel – le projet en train de se faire.
Derrière cette tension, une question se dessine : quelle est la place de la communication dans notre rapport à l’architecture ? Est-elle un outil ? Une injonction ? Une posture ? Une stratégie ? Ou un luxe réservé à ceux qui en ont le temps ou déjà suffisamment de travail ?
Le bruit de la reconnaissance
L’architecture n’échappe pas à la logique de la visibilité. Comme dans d’autres disciplines créatives, la reconnaissance passe aujourd’hui par l’exposition. Être vu, relayé, publié, distingué… La communication est devenue une dimension essentielle – parfois envahissante – du métier. Elle influe sur notre accès aux commandes, à la presse, aux institutions, aux postes d’enseignants. Elle devient même un facteur de légitimité.
L’architecte, censé être au service des lieux et des autres, se retrouve sommé de parler de lui, de raconter sa démarche, de se mettre en récit. Le faire ne suffit pas. Il faut le faire savoir.
Dans ce contexte, certaines figures brillent. Elles maîtrisent parfaitement les codes du storytelling, les outils graphiques, les logiques d’édition. Elles savent séduire, captiver, fédérer. Souvent elles le méritent. A côté, d’autres pratiques, plus discrètes, plus enracinées dans un territoire ou une temporalité plus lente, peinent à émerger. Non parce qu’elles manquent de qualité mais parce qu’elles ne rentrent pas dans le format. A l’abord de ce sujet une question me titille : faut-il bien communiquer pour être reconnu, ou être reconnu pour avoir le luxe de ne plus communiquer ?
En deux semaines, deux architectes m’ont dit « Moi, je ne cherche jamais à être publié ».
La première fois, je n’ai pas été surprise. La seconde, je me suis demandé : qu’ont-ils tous ces architectes expérimentés ? Est-ce que ce ne serait pas une posture ? Finalement, j’ai compris qu’il y avait là une forme de vérité et, peut-être, un privilège.
Le premier de ces deux architectes est assez reconnu. Deux de ses projets circulent abondamment, dans la presse comme dans les écoles depuis des années. Il n’a donc peut-être plus besoin de « se vendre » : ce sont les autres qui s’occupent de le raconter. Le second, plus discret, semble en effet désintéressé de cette course à la visibilité. Son rapport au projet est d’une intensité telle qu’il n’éprouve pas le besoin de le relayer. Selon lui la qualité de ses échanges avec les maîtres d’ouvrage, les usagers, les artisans, suffit à valider son travail.
Pour autant, ce désintérêt n’est-il pas parfois une protection ? Une manière d’éviter la comparaison, l’exposition, la concurrence ? Ou encore une stratégie involontaire, où l’absence de communication devient un mode de différenciation ? Une forme de luxury silence, comme disent les stratèges du branding ?
La beauté de (ne pas) communiquer
Communiquer est souvent une nécessité pour être sélectionné à des appels d’offres, pour rassurer un partenaire, pour faire comprendre une démarche. C’est aussi un acte de transmission, de pédagogie, d’engagement. Publier, partager, documenter un projet, c’est le rendre utile à d’autres. C’est faire circuler une pensée. C’est nourrir une culture collective. C’est clairement positif.
Je me demande cependant aujourd’hui si ne pas communiquer peut être un acte tout aussi puissant. Un choix de concentration, de rigueur. Une manière de rester dans l’intensité du présent, dans le chantier, dans l’écoute. Ne pas tout montrer est aussi préserver un certain mystère, une part de lenteur.
D’ailleurs, de plus en plus de jeunes architectes questionnent la surexposition. Ils refusent de produire des images trop tôt. Ils privilégient les récits oraux, les visites commentées, les retours d’expérience. Ils cherchent à renouer avec une parole située, incarnée, plutôt qu’avec des dispositifs de communication uniformisés. Mais ce discours n’est-il pas écrasé par la machine de notre monde en mouvement ? Peut-on vraiment réussir à se faire une place sans jouer le jeu de la stimulation par l’image et la nouveauté ?
Peut-on faire carrière sans jamais se raconter ? Peut-on faire œuvre sans s’exposer ?
Des architectures n’ont pas besoin de mots. Ou, plutôt, qui les méritent longtemps après. Des architectures qui parlent par leur silence, leur usage, leur justesse. Elles s’inscrivent dans une continuité plus que dans une actualité. On ne les découvre pas dans une revue mais au détour d’un territoire, par hasard ou par le bouche-à-oreille ou un regard flâneur. Leur communication est implicite, elle sont rares toutefois. Pourtant nous cherchons tous à découvrir et apprendre d’architectures inconnues découvertes finalement plus facilement que des œuvres exposées.
Historiquement, beaucoup d’architectes admirés aujourd’hui n’ont pas été médiatisés de leur vivant. Certains ont même choisi l’ombre. Si leur postérité s’est construite, c’est souvent parce qu’un regard extérieur, critique ou universitaire, a pris le temps de les mettre en lumière, parfois des années plus tard.
Dans notre époque saturée de contenus, cette idée devient presque subversive : ne pas tout dire. Ne pas tout montrer. Se taire un peu et faire.
Obliger la visibilité
Il faut aussi dire les choses franchement : pour la plupart des jeunes agences, la communication n’est pas une option, c’est une condition de survie. Trouver des projets, construire un réseau, exister dans le paysage professionnel passe souvent par une forme d’exposition, qu’elle soit numérique, médiatique ou simplement relationnelle. Dans les faits, chaque publication est une carte de visite, chaque image un appel d’air vers une commande potentielle. Communiquer devient un acte stratégique autant que vital : il ne s’agit pas tant de « se raconter » par vanité que de poser des balises pour que d’autres – maîtres d’ouvrage, partenaires, institutions – puissent nous trouver.
Même cela peut nous échapper. À l’agence, nous avons vécu une situation révélatrice : un projet privé, pour un couple qui nous avait contacté après avoir vu l’une de nos réalisations dans un magazine. Le chantier s’est très bien passé. La relation était fluide et respectueuse. Mais à la réception des travaux, les clients ont fermement refusé que les photographies de leur maison soient diffusées. Ils souhaitaient préserver leur intimité. Ce lieu, désormais le leur, ne devait pas devenir une image publique non maîtrisé.
Ce refus, bien que compréhensible, a été une petite claque. Parce que pour nous, cette publication représentait une suite. Elle devait nous permettre de décrocher d’autres projets, de prolonger cette dynamique vertueuse où chaque réalisation engendre la suivante. Leur « non » venait rompre cette logique presque mécanique de la communication architecturale. Et nous nous sommes posés des questions : étions-nous trop dépendants de cette chaîne ? Qu’en était-il de notre propriété intellectuelle ? Sommes-nous trop enclins à transformer l’espace domestique en produit visuel ? Avions-nous oublié que, dans un projet privé, l’œuvre se retire du monde une fois livrée ?
Ce moment a cristallisé une dualité : notre besoin de montrer pour faire, face au droit du client à se réapproprier son propre espace, loin des regards.
L’exposition comme épuisement
À l’inverse, être trop exposé peut devenir un piège. Comme un chanteur prisonnier de son tube, ou un acteur figé dans un rôle phare, l’architecte peut se retrouver réduit à un projet, à une image, à une signature. L’attention médiatique, si elle est mal accompagnée, peut-elle appauvrir le récit d’une œuvre ? Alejandro Aravena par exemple ne s’est-il pas retrouvé absorbé par le discours d’une œuvre devenant sa seule et unique étiquette ?
Un projet trop publié risque-t-il d’éclipser les autres ? De fixer une esthétique ? D’enfermer une démarche dans une lecture partielle ? Et puis il y a la fatigue. La fatigue de devoir toujours expliquer. De chercher les bons mots, les bonnes photos, les bons formats. De rentrer dans des cases.
Que reste-t-il pour ceux qui font cela depuis des années ? Peut-être une envie de se retirer. De laisser le projet parler pour lui-même. De revenir à l’essentiel : l’écoute, la matière, l’espace vécu.
Et si communiquer n’était pas tant parler que recevoir ? Et si la communication en architecture ne consistait pas à affirmer un propos mais à créer les conditions d’un échange ? D’un dialogue fécond entre les parties prenantes du projet ?
Dans cette perspective, la communication devient une posture d’écoute. Elle se traduit dans la manière d’aborder un programme, de comprendre un territoire, d’intégrer une parole habitante. Ce n’est plus une stratégie de visibilité mais une méthode de conception. Une ouverture.
Dans cette approche, on ne communique pas pour exister car on existe déjà à travers les autres. Le projet devient un médium, pas un message.
Une sobriété de la parole
Construire sans bruit, ce n’est donc pas construire sans relation. C’est construire sans tapage, sans surexposition, sans injonction à la narration permanente. C’est faire confiance à la durée, à la discrétion, à la capacité des lieux à parler d’eux-mêmes.
Cela ne veut pas dire refuser toute communication. Mais choisir une communication située, respectueuse, lente. Une communication qui accompagne plutôt qu’elle n’impose. Qui révèle plutôt qu’elle ne surinterprète.
Ne pas chercher la reconnaissance mais rester fidèle à la nécessité intérieure du projet. Ne pas tout dire mais parler quand c’est juste. Surtout, ne pas oublier que la meilleure communication est parfois celle qui reste implicite, comme une main tendue, comme un silence partagé.
En réalité je suis moi-même prise dans cette tension. Entre un besoin cartésien de communiquer pour travailler plus et, plus globalement, entre le désir d’être vue et la peur de me perdre. Entre l’envie de participer à la conversation collective et le besoin de m’en extraire. Peut-être au fond, est-ce cela être architecte aujourd’hui : apprendre à parler quand c’est nécessaire, à se taire quand il le faut et à écouter toujours.
Estelle PoissonArchitecte — Constellations Studio
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