Cette année, notre agence Constellations Studio a intégré la promotion 2022-23 de l’incubateur pour jeunes agences d’architecture Échelle Un.
Lundi 17 octobre au matin, c’est la rentrée à Marne-la-Vallée à l’école d’architecture de la ville et des territoires. Nous nous retrouvons dans une salle autour d’une grande table avec une trentaine de jeunes architectes, nous nous regardons, nous nous ressemblons et pour beaucoup, sans se connaître, nous savons déjà partager beaucoup de questionnements communs.
Au total, une vingtaine de jeunes agences qui présentent leur travail les unes après les autres avec dynamisme. Wow, c’est impressionnant et donne envie. Les bâtisseurs français de demain sont là dans cette salle !
Pourtant ce dont nous avons le plus parlé lors de ces premiers jours était de nos difficultés… Enfin un endroit où nous pouvions tous parler à cœur ouvert du fait que c’est DUR de se lancer en architecture ! Quoi de mieux que de sentir que nos maux sont partagés par d’autres, cela les rend presque plus légers.
Parmi les thèmes récurrents abordés, il y en a un dont je voulais vous parler depuis longtemps sans trouver l’accroche. Il s’agit du rapport des jeunes architectes avec la rémunération, les honoraires, l’argent… Cette forme de précarité qui touche les jeunes architectes sans qu’il n’en soit jamais question. L’argent tabou toujours.
Combien vaut-on ?
C’est lors d’un des premiers modules de cette formation que l’intervenante nous demande sans détour de combien est notre capital social. Après quelques secondes de gène, chacun déclare sagement tour à tour : 1 000€, 2 000€, 1 000€, 1 500€, 6 000€ (les chanceux), 1 000€, 3 000€, 1 000€, etc.
Qu’en penser ? Pourquoi sommes-nous tous gênés d’annoncer nos petits capitaux ? Parce que le capital d’une société, c’est l’affichage public de ce qu’elle vaut, de sa solvabilité, de son investissement…
Comment faire seul ou à deux et que l’on a entre 28 et 35 ans ? Que l’on plaque tout pour se lancer ou que l’on commence « doucement », pour des potentiels clients et maîtrises d’ouvrage, c’est ce chiffre qui reflète finalement ce que nous avons osé miser sur nous-mêmes. Alors de quoi avons-nous l’air avec ce docile minimum affiché ?
Au-delà de ce que chacun veut, il y a aussi ce que chacun peut. Qui autour de la table ce matin-là aurait pu se permettre d’investir plus de 10 000€ à immobiliser dans un capital ? J’imagine que dans n’importe quel autre incubateur dans une autre branche, il nous aurait été expliqué comment aller chercher des investisseurs, draguer des ‘business angels’ à grands coups de ‘business plan’. Mais pas nous… Pourquoi ? Ce n’est pas interdit par la loi, alors pourquoi personne ne veut investir dans nos start-up à nous ? Parce que nos entreprises ne sont pas des plus rentables ? Sûrement…
Sans la possibilité de lever des fonds, il nous reste donc les banques pour trouver l’argent nécessaire à notre sérieux ! Quelles sont en l’occurrence les garanties demandées ? Après tout, doit-on vraiment s’endetter dès notre entrée sur le marché ?
Une des solutions ne serait-elle pas que les maîtrises d’ouvrage jugent notre sérieux et notre stabilité sur d’autres critères qu’un chiffre étiquette ? Peut-être alors investiraient-elles pour nous aider à fonder un fonds de financement pour la création de jeunes entreprises…
Se payer à quel prix ?
« Vous avez des thèmes que vous voulez ajouter aux tables rondes de partage d’expérience ? ». « Oui, à partir de quand se paie-t-on ? Enfin… ». Ha ha ha, on rigole tous ensemble…
Si l’humour est ici empreint d’empathie et d’une pointe d’humour noir, c’est parce qu’il s’agit d’une réalité : plus de la moitié de la salle ne se rémunère pas encore grâce à son agence. Chômage, fonds propre, autres activités, etc. les montages sont divers pour survivre pendant son lancement.
Cela semble finalement acceptable pour tous de passer par ce temps de « vaches maigres » avant de trouver le bon filon qui permettra aux associés de se mettre à l’aise. Combien de temps cette période doit-elle durer ? Et devrait-elle tout simplement exister ? Comment acquérir une estime de soi à toute épreuve quand on débute son activité sans rémunération ?
D’où vient le problème ? Manque d’aide à la création d’entreprise adaptée aux agences d’architecture ? Un marché laissant trop peu de place aux jeunes ? Des appels d’offres visés ‘jeunes agences’ trop rares et finalement trop souvent pistés pour raison d’honoraires si bas qu’ils ne seraient pas acceptés par une agence plus expérimentée.
Cela amène à la thématique de la référence à tout prix, le Graal étant le projet qui d’un coup ouvre sur un futur marché pérenne. Pour cela, que sommes-nous prêts à faire ? Beaucoup si j’en crois les interlocuteurs qui étaient avec moi dans cette salle : les faisabilités gratuites à la pelle, des sous-traitances ou cotraitances surchargées en horaires de travail, pour d’autres plus de 80 dossiers de candidature en un an sans réponse positive…
Il semblerait que multiplier les types de missions soit une piste intéressante pour avoir des revenus réguliers pouvant pallier à une forme d’instabilité. En ce sens, beaucoup de jeunes souhaitent rentrer dans l’enseignement par exemple : un jeune architecte explique pourtant que, enseignant en vacations à Grenoble de temps en temps, ses déplacements et son logement sur place lui coûtent finalement plus cher que sa rémunération… Il demeure que, pour un jour accéder à un poste d’enseignement stable, accumuler les expériences académiques est indispensable. Il nous dit : « alors oui aujourd’hui, je paye carrément pour travailler ! ».
Les utopies et la réalité
Par le biais de cette formation, il nous faut répéter assez régulièrement : aujourd’hui je fais tel et tel type de projets et demain j’aimerais accéder à tel et tel type de commande. De se rendre compte que nous expliquons régulièrement notre pratique en parlant de projets rémunérateurs plus « conventionnels » vs des projets utopies qui font briller les étoiles aux fonds de nos rétines.
Nous sommes sorties de l’école d’architecture avec une réelle appétence et un savoir-faire dans des projets à rayonnement social et participatif. Post-diplôme, nous avons continué dans cette voie, gagné des concours d’idées, travaillé pour des associations, organisé des workshops participatifs internationaux, accumulé des petites références… sans n’être quasiment jamais rémunérés pour ces missions.
Confrontés à un marché qui ne paye pas ou peu, pour trouver une autre façon de se rémunérer, faut-il réorienter sa pratique vers un marché plus lucratif ?
Des architectes plus expérimentés expliquent qu’il s’agit d’un bon équilibre : des projets moins intéressants et plus rémunérateurs pour se permettre d’être plus compétitif sur d’autres marchés plus attrayants. Comment en ce cas ne pas être absorbé par la masse de travail des projets rémunérateurs ? Et sont-ils réellement suffisamment rentables pour faire vivre une agence ? Comment être compétitif face à d’autres agences qui n’ont que le développement économique en tête ?
Je ne dis pas que ce phénomène est réservé aux jeunes, beaucoup d’architectes, jeunes ou non, sont confrontés aux mêmes problématiques. Cependant être jeune architecte signifie souvent une forme de cumul : des honoraires bas, des frais de création de sociétés, des missions à titre gracieux, une envie de références à tout prix, une vulnérabilité face aux autres acteurs…
La question est : jusqu’à quand ? Jusqu’à ce que le bras de fer soit gagné et pour cela les jeunes architectes doivent parier sur la durée jusqu’à ce que leur investissement porte ses fruits. En attendant, pour accepter cette forme de précarité, passagère sans doute, avoir les nerfs solides.
Estelle Poisson
Architecte — Constellations Studio
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