J’ai 31 ans. Je vous dis cela car, passé le cap de la trentaine, un nouveau sujet s’invite régulièrement dans les discussions : les enfants. En deux semaines, ce sujet a été abordé une dizaine de fois : lors de déjeuners à l’agence, de dîners, d’apéros entre amis. Cela m’a donné envie de partager avec vous ces questions qui suscitent souvent le débat : comment concilier parentalité et gestion d’une agence d’architecture ? est-ce plus compliqué en tant que femme ? et quand on est deux femmes associées ?
Un sujet qui ne nous semblait pas en être un
Je trouve ce sujet particulièrement intéressant parce qu’il reste étonnamment peu abordé. Lorsque je me suis lancée dans la création de ma propre agence, jamais je ne me suis demandée quel impact cela pourrait avoir sur une éventuelle envie de parentalité.
Je me souviens pourtant d’une remarque d’une architecte expérimentée, il y a bien longtemps : « Les filles, vous voudrez des enfants ? Parce qu’avec une agence ce n’est pas simple ». Avec Soraya, mon associée, nous nous étions juste regardées dans le blanc des yeux en rigolant doucement, comme si cela ne nous concernait pas du tout. Aujourd’hui, même sans une envie urgente de maternité, notre vision du sujet a changé. Nous écoutons davantage les récits de nos proches et y réfléchissons plus sérieusement.
Un architecte gestionnaire d’agence de notre entourage a un jour confié : « Pour moi, avoir un enfant n’a été possible que parce que ma femme a pu le prendre en charge ». Cela nous amène à nous poser cette question : comment concilier tout cela, en tant que deux femmes associées ? Ou plus largement quand on n’a pas de conjoint qui prévoit ou peut prendre le relais ?
Maternité et leadership : incompatible ?
Un jour, une voisine me parlait d’une architecte qu’elle connaissait, associée d’une grande agence internationale : « Elle a fait une carrière exceptionnelle mais le drame de sa vie est de ne jamais avoir eu d’enfant. Quelle tristesse ».
Cette réflexion, maladroite et un peu intrusive, entendue il y a six ans, résonne encore cependant en moi. Elle illustre une idée bien ancrée : pour une femme architecte, une carrière ambitieuse serait incompatible avec une envie d’avoir une vie de famille.
Je m’interroge : si cela avait été une priorité pour moi d’être mère, aurais-je osé monter ma propre agence ? Aurais-je préféré un emploi plus stable et sécurisé ? Cela pourrait-il expliquer, en partie, l’écart persistant entre le nombre de femmes diplômées des ENSA et celui, bien plus faible, des dirigeantes d’agences ?
Quel regard sur les mères architectes ?
Les mentalités évoluent et la vision patriarcale de la réussite s’effrite peu à peu en architecture comme ailleurs. Pour autant quelle serait la réaction à la vue d’une femme enceinte, face à un jury important ou en visite de chantier ? Sincèrement je n’en sais rien mais cette vision me fait sourire.
Au bureau, une des employées de l’agence avec qui nous partageons nos locaux est enceinte de six mois, sa grossesse était assez discrète mais, finalement, depuis quelques semaines elle se voit ! Elle suit un chantier d’école à Paris et la semaine dernière elle est revenue avec un paquet-cadeau de la part de l’entreprise, adorable. Le parquet était aussi accompagné d’un « heureusement c’est la fin ». Nous avons ri a posteriori : la fin de quoi : « de la grossesse ou du chantier » ou les deux ! Pour cette consœur, il n’y a eu aucun problème d’acceptation mais elle ne cache pas le fait que les temporalités se sont plutôt bien alignées et qu’elle ne sait pas ce qu’il se serait passé en termes de charge mentale si elle avait été l’unique gérante de l’agence et/ou si le terme était tombé en plein milieu du chantier. Personne-ressource de la connaissance globale du projet depuis APS/APD, il aurait été très compliqué et préjudiciable pour l’opération qu’elle soit obligée de transmettre les informations en pleine exécution.
Après tout il suffit de s’organiser !
Si on y réfléchit un peu, rien ne semble impossible. Tout peut être une question d’organisation ! Plusieurs amies ne cachent pas non plus le fait de rester en agence le temps d’avoir leurs enfants tout en souhaitant monter leurs structures une fois que la charge familiale se sera apaisée.
Il est vrai que remplacer quelqu’un qui part en congé maternité est assez classique. Que se passe-t-il cependant lorsqu’il s’agit d’une associée ? Les remplaçants pour gérer sa propre entreprise ne se trouvent pas si facilement. Je passe outre l’ego des associé(e)s d’agence qui pensent souvent, d’ailleurs, être irremplaçables.
Quand on a un ou une associée, il s’agit plutôt d’une réorganisation des charges de travail, un arrangement pour s’adapter à la vie. Ce n’est pas simple dans toutes les situations mais c’est accessible. Parfois, cela se contractualise même directement dans les pactes d’associés.
Qu’en est-il quand on est seule ? Certaines mettent leur activité en « pause » quand elles sont en petit effectif, d’autres parviennent à responsabiliser leurs équipes mais beaucoup, surtout, ne s’arrêtent jamais vraiment.
Pour autant le mythe de la « superwoman » n’a-t-il pas ses limites ? Une amie architecte nous dit qu’elle avait prévu de revenir assez rapidement à l’agence après son accouchement ou du moins de ne pas être complètement déconnectée et pourtant elle a expliqué avoir été « complètement à l’ouest » pendant des mois. « Je ne pouvais me concentrer sur rien d’autre que mon nouveau-né et je ne m’étais du coup pas du tout assez préparée car j’ai sous-estimé la force du changement de priorité qui s’opérerait en moi ».
Alors qu’en est-il quand il y a plusieurs femmes associées ? On projette d’avoir ses enfants en décalé ? Encore faut-il déjà pouvoir le planifier… Des amis sont devenus papas presque en même temps et pourtant cela n’empêche pas leur agence de cartonner mais cela est-il pareil pour une femme ? Une absence d’un mois peut-elle comparer à une absence de quatre à six mois ?
Un milieu qui pourrait s’adapter
On sait aussi que l’architecture n’est pas le métier le plus simple pour imaginer sortir du travail à 16 heures pour passer à la garderie. Alors oui, beaucoup le font. Mais cela est effectivement un véritable choix de vie. Je ne sais pas si nous sommes assez préparées aux compromis nécessaires, qu’ils soient à faire sur la vie d’agence ou sur sa vie de famille.
Je me demande si notre milieu ne pourrait pas mieux traiter les parents/architectes ?
L’ordre, nos syndicats ou nos assureurs ne pourraient-ils s’organiser comme d’autres professions sur ces sujets ? Des systèmes de garde particuliers et adaptés à nos rythmes de travail, des renforts d’aide pour les concours ? Un cadre réglementaire adapté pour amener son enfant sur un chantier lors d’urgences ? Etc.
Inspirer une nouvelle génération
Pour finir, je pense qu’il faut déconstruire l’idée selon laquelle les responsabilités professionnelles sont incompatibles avec un rôle de parent actif. Tout autant que celui de l’obligation de tout assurer en même temps.
Chacune de nous est différente. Oui, une grossesse et des enfants, cela représente une charge supplémentaire avec une agence. Mais il existe de beaux exemples : rien n’est impossible.
Je me souviens de Gabriela Carrillo, grande architecte mexicaine qui, lors d’une conférence au Costa Rica où nous étions cointervenantes, avait tout simplement voyagé avec son fils. Elle nous avait demandés, avec le plus grand naturel, de garder un œil sur lui pendant qu’elle montait sur scène pour sa présentation. Elle respirait la sérénité et sa présence avec son enfant semblait une évidence. Alors pourquoi pas ?
Je ne sais donc pas comment je gérerai cela de mon côté le moment venu. Mais je n’ai, à ce jour, ni envie de tirer un trait sur une vie de famille ni sur celle de femme architecte.
Alors, Mesdames, si vous avez des conseils, partageons-les ! Soyons fortes ensemble grâce à nos expériences partagées.
Estelle Poisson
Architecte — Constellations Studio
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